Mécréantes

Les femmes sont-elles laides ?

Léane Alestra Season 1 Episode 5

Entretien avec Claudine Sagaert sur l'Histoire de la laideur féminine et les rapports de dominations sous tendus par ses questions.
Merci Emilie Drouet, @rose.poudre et Diana de @1femmedete pour les témoignages.

Pour me rejoindre sur Patreon c'est par ici : https://www.patreon.com/mecreantes?fan_landing=true

Les ouvrages consultés pour préparer l'épisode et recommandé par l'intervenante :

  •  Mona Chollet, Beauté Fatale, La Découverte, 2012.
  • Ancet Pierre, Phénoménologie des corps monstrueux, Paris, P.U.F., 2006.
  • Aubry Gwenaëlle, Le (dé)goût de la laideur, Paris, Mercure de France, 2007.
  • Corbin Alain, Courtine Jean-Jacques et Vigarello Georges, Histoire du corps, (XVIe-XXe.s.), 3 vol., Paris, Seuil, 2005-2006.
  • Detrez Christine, Quel genre, Ed. Thierry Magnier, 2015
  • Dorlin, Elsa, La matrice de la race, Paris, La découverte, 2006.
  • Le Breton David, Anthropologie du corps et modernité, Paris, P.U.F., coll. Quadrige, 2008.
  • Gagnebin Murielle, La Fascination de la laideur, Lausanne, Champ Vallon, 1978.
  • Le Breton David, Des visages, essai d’anthropologie,  Paris, Métailié, 2003.
  • Le Breton David, De la beauté comme mystère à la beauté globale, in Gilles Boëtsch et al., La Belle apparence, Paris, C.N.R.S. éd, 2010.
  • Vigarello Georges, Histoire de la beauté, Paris, Seuil, 2004.
  • Vigarello Georges, Les métamorphoses du gras, Histoire de l´obésité du Moyen Age au XXe siècle, Paris, Seuil, 2010. 
  • Didi-Huberman Georges, Ouvrir Vénus. Nudité, rêve, cruauté, éditions Gallimard, 1999. 
  • Ardenne  Paul, L'Image corps, Figures de l'humain dans l'art du XXe siècle


Le 12 mars 2021 a eu lieu la 46ème Cérémonie des César. L’actrice Corinne Masiero remet le César des costumes et surprend l’ensemble de l’auditoire et des spectateurices en se mettant nue.

Ce n’est pas la première performance de nudité qui se déroule ainsi dans le monde des actrices et des acteurs. En 2015, le comédien et auteur Sébastien Thiéry s’était déjà dénudé aux Molières afin d’interpeller, lui aussi, le gouvernement. 

Mais la prestation de Corinne semble avoir davantage dérangé et marqué les esprits, comme le témoigne ce tweet du journaliste Eric Revel : « Quelle laideur. Quel naufrage. Quel effondrement. Quelle déroute. Quelle faillite. Quelle perdition. Quelle abjection. Quelle difformité. Quelle ignominie. Quelle disgrâce. Et même quelle hideur morale. »

Mais alors qui décide de ce qui est considéré comme beau ? Qui sont les femmes laides et pourquoi ? Comment expliquer cette comparaison faite par Eric Revel entre entre laideur physique et morale ? Une femme laide serait-elle une femme rebelle ? C’est ce que nous allons voir aujourd’hui dans Mécréantes. Bonne écoute !

*Jingle début*

Claudine Sagaert (CS) : Alors bonjour je m’appelle Claudine Sagaert, j’ai un parcours universitaire et notamment j’ai fait des recherches sur le corps, j’ai fait un doctorat sur la généalogie de la laideur, ce qui m’a conduite aussi à un certain nombre de publications, notamment un ouvrage qui s’appelle « Histoire de la laideur féminine ».

Actuellement j’enseigne la philosophie dans les classes des diplômes des métiers d’art, en licence, et je poursuis mes recherches au laboratoire Babel de l’Université de Toulon. J’ai donc plusieurs publications, que ce soit sur la laideur, sur l’écriture, sur le corps, sur l’humiliation.

Léane - Mécréantes (LM) : Merci beaucoup d’être venue parmi nous. Premièrement, pouvez-vous nous dire ce qu’est la laideur ?


CS : A l’origine la laideur est plus morale que physique. D’ailleurs dans les textes de philosophie grecque notamment chez Platon la laideur renvoie à l’ignorance et au vice quand la beauté renvoie à l’intelligence et à la réflexion, à une quête aussi de sagesse. 


Plus précisément on pourrait dire que la laideur morale renvoie à deux termes grecs : 

- Le terme kakós qui caractérise ce qui est laid comme étant ce qui est mauvais, ce qui est méchant, ce qui est sordide ; 

- Mais aussi le terme aîskhos qui signifie ce qui est honteux, déshonorant.

On retrouve ce passage de la laideur morale à la laideur physique dans le dictionnaire d’Alain Rey. Dans son Dictionnaire de la langue française, il précise que le mot est passé d’une valeur morale à un sens physique. On peut dire aussi quelque chose d’intéressant par rapport à Homère, c’est que dans le personnage de Thersites on va retrouver quelqu’un qui dit des injures envers Agamemnon parce que Thersites veut encourager les soldats à arrêter la guerre. Thersites fait preuve de démesure, il s’autorise des mots malséants et surtout il n’est pas à sa place. Cette dimension est intéressante parce qu’il se prend pour celui qu’il n’est pas.

Il n’est pas du même rang qu’Achille ou qu’Agamemnon. Et alors là on voit une imbrication de la laideur morale et de la laideur physique, mais la laideur physique n’est qu’un révélateur. 

Alors quelle est sa laideur physique ? Il apparait louche, boiteux, la poitrine creuse, les épaules voutées et puis très peu de cheveux sur la tête. Thersites est comparé à un singe et dans la philosophie grecque, le singe est symbole de laideur.

On peut dire en premier lieu que la laideur a été considérée beaucoup plus dans une dimension morale que dans une dimension physique. Ce n’est qu’au fil du temps que la laideur va être considérée comme physique, mais jamais sans se départir de cette dimension morale, elle sera toujours le signe d’une attitude qui n’est pas celle qu’elle devrait être.

LM : Et ce croisement entre la laideur morale et la laideur physique, on le retrouve dans plein de contes de fées, je pense par exemple à la méchante sorcière dans Blanche-Neige.

CS : Alors dans les contes c’est très intéressant car on voit toute une fabrication de la laideur qui incarne justement la laideur morale. Il suffit de penser à une sorcière pour voir une femme hideuse avec un nez crochu, un visage buriné, et cette fabrication-là renvoie à une laideur morale, ce qui est encore présent aujourd’hui dans certains types de dessins animés.

LM : Quels furent les impératifs de beauté au fil du temps, est ce que qu’il y a des périodes où être beau c’était moins important que d’autres et est ce qu’aujourd’hui nous sommes dans l’ère qui serait la plus exigeante concernant les normes de beauté ?

CS : Alors oui, on peut affirmer qu’à toutes les époques, un travail a été demandé notamment à la femme pour optimiser sa beauté. Comme si, quelque part, celle-ci devait toujours être plus qu’elle-même. Elle doit se maquiller, être parée, être artificialisée, quelque part. On retrouve ça d’ailleurs chez Baudelaire, quand il dit que la femme naturelle est abominable. 

Mais au Moyen Âge, les pères de l’église vont critiquer la femme, notamment lorsqu’elle se maquille. On peut penser à Carthulien, au troisième siècle, qui dit que la femme qui se maquille est une insulte au Seigneur. Elle fait preuve d’un péché d’orgueil car elle remet en question le corps et le visage que Dieu lui a donné.

Ceci étant, en parallèle, on a des traités, notamment de médecine, où il est conseillé à la femme, non pas pour se plaire à elle-même mais pour plaire à son mari, d’utiliser des produits qui vont améliorer l’état de sa peau ou corriger un teint qui serait par exemple trop sombre.

Quoi qu’il en soit quand même, le maquillage excessif est signe d’un défaut de moralité.

Alors autre trait qu’on peut souligner également dans l’histoire de la beauté, c’est que la minceur est une dimension qui est présente à toutes les périodes, bien sûr avec des différences selon les époques, mais la femme ne doit jamais être obèse. Lorsqu’elle est obèse c’est un signe de laideur et à ce moment-là elle ne peut être séduisante.

LM : Actuellement, beaucoup de créatrices de contenu s’inscrivent dans un courant qu’on appelle le body positive qui essaie de valoriser d’autres formes de corps que celui de la femme mince.

Émilie (E) : Je m’appelle Émilie, je suis sur les réseaux sous le pseudo de @rose.poudre, je suis influenceuse depuis presque dix ans maintenant et aussi en free-lance à mon compte, je travaille dans la communication digitale. J’ai mon livre « Fleurir avec ses idées » qui vient de sortir, le 1er avril, et je suis ravie d’être là aujourd’hui.

Je suis arrivée sur les réseaux quand ce n’était pas du tout la mode, ni un métier. J’y suis arrivée pour partager mon petit quotidien, mes petites photos, rien de très original. Je n’ai jamais parlé de body positive pendant au moins les cinq-six premières années, ce n’était pas du tout un sujet pour moi parce que en fait je n’ai jamais eu trop de soucis avec mon image dans ma jeunesse.

J’ai commencé à prendre des kilos autour de mes 18 ans je pense, quelque chose comme ça, donc je n’ai pas eu les moqueries de l’école si ce n’est que j’étais grande, donc j’avais plein de choses sur le fait que j’étais grande ; mais par rapport à mon poids, à la grossophobie, par rapport à la beauté en fait tout simplement hors norme due au poids, je n’avais pas de soucis de ce côté.

Et donc je suis arrivée sur les réseaux sans en parler du tout et sans imaginer en fait l’importance et l’impact que ça pouvait avoir auprès des gens. C’est arrivé petit à petit quand j’ai commencé à partager autour de la mode, donc j’ai partagé des looks, et j’ai commencé à avoir des commentaires de personnes qui me disaient « bravo », « courage de t’assumer, de te montrer telle que tu es » ; et moi sur le coup je me suis dit je n’ai pas besoin de courage en fait vu que je me montre telle que je suis et je ne comprenais pas trop le fait qu’on me félicite de me montrer.

Et depuis peut-être deux ou trois ans maintenant je me suis rendu compte qu’en fait mon image reflétait chez beaucoup de gens la leur et leur inconfort par rapport au fait de se montrer, par rapport au regard des autres et puis même finalement le leur. Donc j’ai commencé à comprendre que c’était important pour moi de montrer qu’on pouvait s’aimer en étant grosse, qu’on pouvait s’aimer en étant différent et qu’on pouvait être beau en étant différent.

C’est vraiment un message que j’ai commencé à faire passer en voyant qu’on avait besoin de l’entendre. Évidemment moi ça m’a fait aussi beaucoup de bien parce que j’ai fait plein de photos de moi. Au début je n’étais pas forcément très à l’aise et puis après ça devient un jeu et ça m’a aussi permis d’apprendre à poser et à voir mon image un peu différemment ; donc je continue à véhiculer ce message qu’il faut afficher tous les corps, tout simplement. Il ne faut pas avoir une vision normée parce qu’on se rend compte que vraiment tous les corps sont dans la nature et que peu importe leur forme, leurs couleurs, leurs tâches, leurs vergetures, ils sont tous beaux il n’y a pas que le corps de Barbie qui est beau aux yeux des gens. 

D’ailleurs très souvent et même tout le temps j’ai des commentaires adorables de ma communauté qui me disent qu’ils me trouvent trop jolie et je leur dis « mais je l’ai même corps que vous en fait », enfin je fais la taille 52-54 et l’important c’est de se trouver beau soi-même et après on reflète ça à l’extérieur.

CS : Sur la distinction du masculin et du féminin, il y a un texte très intéressant de Georges Vigarello, dans « Les métamorphoses du gras », où il montre bien cette distinction entre l’homme, qui lui peut justement jusqu’au XIXe être obèse, avoir un certain embonpoint alors que ceci n’est pas toléré pour la femme. 

Dans les périodes suivantes on peut aussi soulever, pour montrer cette optimisation de l’apparence, le port ne serait-ce que du corset, à partir du XVe siècle, qui va insister sur la minceur de la taille. On va aussi voir apparaître au XIXe les premiers régimes et notamment des pilules pour maigrir. A la fin du XIXe siècle va apparaître la notion d’IMC, donc l’indice de masse corporelle, et on va voir qu’au fur et à mesure du XXe siècle, cet indice va être de plus en plus exigeant. 

Juste pour donner un exemple, dans les premières décennies du XXe, une femme qui avait un IMC convenable pouvait faire 65 kg pour 1,65 m, alors qu’aujourd’hui, pour la même taille, on se situe aux alentours de 50 kg, donc ça montre bien que la minceur est un signe à toutes les époques.

Il y a un certain nombre de romans d’ailleurs qui critiquent la femme lorsqu’elle est grosse, donc il y a une violence qui est faite à la femme lorsqu’elle a des formes généreuses. Le fil directeur c’est l’idée que la femme n’est jamais assez bien, assez belle, assez jeune, donc quelque part il faut toujours faire des efforts pour s’embellir au quotidien et ceci sans fin.

Alors ce qu’on peut dire aussi c’est que les femmes, notamment au XXe siècle, se considèrent - alors ça c’est très intéressant parce c’est un lien que l’on peut faire entre la laideur et la honte. En principe on a honte de quelque chose que l’on a commis, par exemple on a commis un acte illicite et on en a honte.

Au XXe siècle et par rapport aux femmes et à la beauté et la laideur, on peut dire que les femmes ont honte, non pas d’avoir commis quelque chose, mais de l’apparence qu’elles donnent à voir d’elles-mêmes.

Diana (D) : Moi je m’appelle Diana, j’ai 22 ans je suis étudiante en licence pro métiers de l’entreprenariat et je suis aussi entrepreneuse. J’ai créé avec mon associé et mon copain un magasin de cosmétiques afro et je suis aussi en service civique à la maison de l’Europe. Aujourd’hui je suis aussi une femme noire et d’après l’IMC, obèse, je pèse 120 kg.

Le rapport au corps, les complexes viennent toujours du regard des autres en réalité. Je suis arrivée en France à l’âge de 6-7 ans et j’ai grossi très vite après, donc c’est déjà à travers le regard de ma mère que j’ai vu qu’il y avait un problème. Moi personnellement il n’y avait pas trop de problèmes, à l’école je n’avais pas spécialement de moqueries, vraiment j’ai grandi sans vraiment avoir de moqueries sur mon corps. C’est vraiment ma mère, donc dans le milieu familial, qui me faisait comprendre que mon corps n’était pas bien et elle a commencé à me dire très très jeune de maigrir, de faire des régimes, donc j’ai commencé les régimes assez tôt, vers 9-10 ans, vraiment des régimes des régimes des régimes. Ils ne fonctionnaient pas parce que du coup je perdais du poids, puis j’en prenais le double, donc toute mon adolescence je n’ai fait que grossir et il n’y a pas grand-chose qui a changé. 

C’est vraiment l’âge de 16 ans, il y a eu une rupture avec ma mère, et je me suis dit que je ne vois pas pourquoi je me focaliserais sur mon corps, alors que moi je trouve qu’il n’y a aucun souci, je n’ai jamais eu de problème de santé, je faisais du sport, j’étais très sportive.

Du coup de mes 16 ans à mes 19 ans j’ai adoré mon corps, vraiment c’était la meilleure partie de ma vie. Après je me suis mise en couple et en trois ans et demi j’ai pris à peu près 30 kg et là du coup je suis passée dans une phase où je me détestais, je me trouvais vraiment énorme, je ne m’habillais plus du tout, je n’appréciais plus de me regarder dans le miroir je disais à mon copain « enferme-moi dans la cave », « empêche-moi de manger » enfin vraiment je voulais me faire du mal, pas pour maigrir et devenir mince mais vraiment je voulais récupérer ces années où je me trouvais vraiment très belle c’était très très très très dur.

CS : Cette honte finalement je l’ai appelée une honte d’impuissance parce qu’elles ont honte de ne pas être assez belles, assez séduisantes etc. Et pourquoi est-ce qu’on peut parler de honte d’impuissance, c’est parce que l’idée de se sculpter un corps à soi c’est une idée qui est loin d’être simple, selon sa morphologie, selon son hérédité, selon ses moyens financiers parce que la beauté coûte quand même extrêmement cher.

Donc on retrouve là l’idée que la femme a honte de ce qu’elle donne à voir d’elle-même et cette honte entraîne finalement une haine de soi. L’idée de se détester parce qu’on n’est pas beau, parce qu’on n’arrive pas à suivre tel ou tel régime, parce qu’on ne répond pas aux critères attendus… Et donc ça met finalement la femme dans une insécurité permanente, elle n’est jamais sûre d’être véritablement celle qu’elle devrait être.

Ça n’empêche pas qu’il y a une violence réelle faite au corps de la femme et qui conduit à une dévalorisation de soi. Cette dévalorisation de soi passe, encore une fois, par le regard de l’autre et là on retrouve ce que Sartre disait, « autrui est intermédiaire entre moi et moi-même », c’est-à-dire que la matière donc je me vois est relative à la manière dont autrui me voit. Si autrui me voit laid, je deviens laid à mes yeux.

Donc on a à la fois une aliénation de la femme, une violence physique d’une violence psychologique qui peut conduire parfois certaines femmes, on n’en parle pas, au suicide parce qu’on ne supporte plus le regard que les autres ont sur nous.

D : Il n’y a que récemment, que depuis quelques mois, que je ne ressens plus de la haine envers mon corps mais je ne ressens pas non plus de la joie, enfin je n’ai pas encore retrouvé ce truc où j’apprécie m’habiller, là vraiment je m’habille pour m’habiller. Je suis neutre, mais avec ma meilleure amie qui vient vivre chez moi on a repris le sport et peut-être que je retrouverais ce petit moi qui m’aimait il y a quelques années.

Aujourd’hui, maintenant je suis beaucoup de comptes sur Instagram comme le tien et d’autres de body positive, déjà il n’y avait pas tout ça à l’époque, quand j’étais ado il n’y en avait aucun, et même aujourd’hui ils sont sur les réseaux sociaux mais dans les rues j’ai fait remarquer à mon copain ou à ma meilleure amie que c’est bizarre, je vois beaucoup de mannequins grande taille sur les réseaux mais dans les pubs, chez Carrefour, chez Auchan, dans les rues, il n’y a pas de mannequins grande taille, à l’arrêt de bus ou dans la pub pour la crème Nivea.

Si tu ne vas pas chercher ces représentations, on ne va pas te les montrer. Tu ne te reconnais pas en réalité et maintenant je pense que beaucoup de personnes veulent vraiment avoir ce genre de représentations pour se dire que voilà on existe aussi dans cette société, c’est une histoire d’identité tout simplement, si on ne se voit pas dans la rue, dans les magasins, on a l’impression de ne pas exister.

CS : Le deuxième point qu’il faudrait souligner c’est l’importance de la photo, du cinéma, de la publicité. Donc on va assister à une inflation de l’importance de l’apparence corporelle de telle sorte que toutes les femmes qui ne sont pas capables de faire un travail sur elles-mêmes vont être considérées comme disgracieuses voire laides car elles ne respectent pas les normes de minceur actuelle.

On peut penser par exemple un petit court-métrage de Roger Guillot, intitulé La Goula, dans lequel une jeune femme obèse est la risée de tous ses collègues. A un moment donné, cette femme énonce : « Je suis grosse donc je n’existe pas ».

Il y a autre chose, il y a une injonction à la beauté dont il est difficile de se départir, mais je pense que ceci est lié à la visibilité des images, que ce soit la télévision, dans la publicité, dans les magazines, où on présente toujours les femmes d’abord extrêmement jeunes, toujours extrêmement jolies, de sorte qu’il n’y a pas de variation véritablement des corps dans les modèles qui nous sont proposés. Le jour où il y aura une variation réelle, que ce soit dans les films, que ce soit dans les publicités, dans les magazines, de corps extrêmement différents comme c’est le cas pour l’homme, je pense que cette injonction diminuera, mais tant qu’on reste avec des modèles qui tendent plus vers l’idéal que la réalité, à ce moment-là l’injonction sera toujours aussi forte.

Sans compter qu’on n’a pas parlé de l’âge mais si vous regardez des films, c’est très très rare d’avoir des actrices qui dépassent les 50 ans, ce qui n’est pas rare du tout chez les hommes. Il y a une diversité dans les images masculines qui n’existe pas du point de vue de la femme et c’est vrai à la télévision, au cinéma et de manière générale, il y a de nombreux acteurs, extrêmement brillants d’ailleurs, qui ne sont pas des modèles de beauté, ce qui est interdit pour la femme finalement.

E : J’ai une anecdote, quelque chose qui m’a un peu frappée en fait, c’est que j’ai l’habitude de par ma taille de faire mon shopping en ligne principalement, parce que ça reste plus facile en ligne donc j’ai l’habitude de faire mon shopping sur la partie plus size. Je ne sais pas pourquoi, un jour sur un site je me suis retrouvée dans la partie normale, quand je dis normale je pèse mes mots parce que ce que j’ai vu m’a choquée. 

Moi j’ai l’habitude de voir des corps ronds, mais on s’entend parce que dans le plus size ce n’est pas non plus des femmes qui font du 56, c’est en général du 46 ou du 48, donc un petit peu en chair on va dire, et donc je me suis retrouvée dans la position inverse des gens lambda qui font leur shopping, pas sur les secteurs plus size, et qui eux n’ont pas l’habitude de voir des corps plus size. Je me suis dit, peut-être que ça va dans les deux sens, moi j’ai vu des femmes vraiment très minces et qui à mes yeux ne représentaient pas du tout la femme telle que je la vois, et je ne parle même pas de moi, je parle de toutes les femmes que je vois dans la rue. C’était vraiment très très loin de l’image qu’on peut se faire d’une femme de tous les jours, de n’importe où.

Donc déjà je me suis dit que les femmes normales devaient avoir un souci de reconnaissance, parce que pour moi c’était presque des corps enfantins tellement ils étaient dénués de formes. Tous les corps sont beaux mais c’était la représentation unique sur tout le site, toute la partie « normale ». 

Donc voilà je me suis beaucoup posé cette question-là, je me suis dit que les gens dits de taille normale qui vont se retrouver sur les parties plus size vont se dire que ces femmes sont très grosses, parce qu’ils ont l’habitude de voir des mannequins très très fins et doivent aussi se poser la question de la représentation.

Évidemment je pense que le plus important, et on commence à le voir, pas partout mais on commence à le voir, c’est de montrer les corps tels qu’ils sont, dans leur variété, sans les retoucher. Ça aussi ça commence à arriver, sur certains sites, avec certaines marques sans enlever les vergetures, parce que les corps normaux souvent en ont, sans enlever les capitons ou je ne sais quoi, et puis évidement avec une grande variété de couleurs, de tailles, de coupes de cheveux, de tout, pour représenter les femmes dans leur majorité, parce que d’avoir uniquement un type de corps forcément ça crée automatiquement une norme dans la tête, et qu’on le veuille ou pas, on se compare.

Quand on se compare à une seule forme de corps, on a tendance à ne pas retrouver le sien et se dire qu’on n’est pas normale, alors que quand on se compare un une grande variété de corps, on comprend simplement qu’il y en a plein et que le nôtre fait partie de cette normalité de plein de corps. Je pense que c’est hyper important de montrer plein de corps et c’est pour ça que je montre le mien, je fais mon travail à ma petite échelle pour ouvrir le regard et les perspectives aux gens et qu’ils se rendent compte que c’est tout à fait normal qu’il y ait plein de corps et qu’on arrête de montrer un seul corps type ou deux parce que ce n’est pas vrai, ce n’est pas la normalité, les gens ne ressemblent pas tout à ça.

LM : On entend souvent dire que les femmes représentent la beauté, que c’est le beau sexe etc, mais d’un autre côté une femme naturelle, donc qui garde ses poils, qui ne se maquille pas forcément, qui ne va pas chercher à s’améliorer, à changer sa morphologie ou à faire de la chirurgie esthétique est considérée comme laide ou moins belle que d’autres femmes. Du coup est-ce que ça voudrait dire qu’une femme au naturel est laide et que donc par définition que la société et les hommes trouvent les femmes, finalement, laides ?

CS : Oui alors ça renvoie à toute une histoire de la laideur féminine, ce que j’ai développé dans ma recherche, c’est vraiment un paradoxe parce qu’on pense toujours la femme associée à la beauté mais on pourrait faire le parallèle avec la sagesse. Le philosophe n’est pas sage et c’est pour ça qu’il tend vers la sagesse. Et bien pour la femme c’est la même chose, c’est parce que la femme n’a pas été considérée comme belle qu’elle est toujours en quête de beauté. Dans l’histoire et notamment dans l’Antiquité grecque, la femme est considérée, finalement, d’un point de vue naturel, comme étant déficiente.

Alors déficiente physiologiquement par rapport à l’homme, on l’a dit plus fragile, on dit qu’elle moins de muscles, une ossature plus fine, une moindre tonicité et si on se réfère à la médecine et à la théorie des comportements et des tempéraments surtout, la femme est considérée comme étant froide et humide et elle est en proie à une nature valétudinaire et maladive.

LM : Et donc si une femme n’a pas ce corps frêle et maladif mais au contraire qu’elle impose une certaine force et qu’elle prend de la place également de manière corporelle, est-ce que les hommes et la société la considèrent toujours comme une femme ?

D : Je suis noire, je suis grosse, je suis grande, j’ai toutes les caractéristiques qui font que je ne suis pas le critère de beauté, et avec tout ça j’ai un fort caractère ce qui n’arrange rien. Je le sens aussi, on m’assimile toujours à un homme, parfois on disait « le jeune homme » alors que non, non je suis une femme.

Il y ce truc qui veut que la femme c’est quelque chose de petit, de mince, de frêle, qui ne s’impose pas et moi je suis vraiment tout le contraire. Même en sport, j’étais vraiment très sportive, et le prof faisait des équipes de garçons et de filles, on voulait mettre des filles avec les filles pour pas qu’elles se sentent trop faibles, elles jouent entre elles et les garçons à part. Le sport c’est vraiment quelque chose de dynamique et j’ai l’impression que le prof ne voulait pas que les filles soient dynamiques.

Après j’ai rencontré un prof de sport qui lui, avait pris le truc dans le sens inverse, il disait « Diana va compter comme deux garçons, c’est pas grave on la met dans l’équipe de filles mais c’est un garçon » mais non, je suis quand même une fille, enfin on se calmer ! C’était des blagues comme ça mais voilà on sent que la femme doit être toute petite toute petite, toute frêle et on doit vraiment se battre toute notre vie sur ça.

L’ambition c’est quelque chose de masculin, une femme ne peut pas être ambitieuse. Quand je dis j’ai envie de créer une société, d’écrire un livre, on me dit « non c’est déjà bien ce que t’as fait, arrête-toi là ».

Bah non, je veux encore continuer, vraiment on nous stoppe par rapport à notre genre, c’est compliqué je trouve, en tant que femme et en tant que noire, quand je dis que je suis cheffe d’entreprise on me dit « ah bon ? » - une noire ne peut pas être cheffe d’entreprise ? Ça choque beaucoup de personnes et ça je l’ai remarqué.

LM : Si on vous écoute il faudrait que les femmes ne prennent pas trop de place, ni avec leurs corps en étant trop rondes, ni avec leur ambition professionnelle en en ayant trop. Pour être une femme, il faudrait donc rester à sa place ? 

CS : A partir de ces considérations on a décrété qu’elle ne pouvait pas développer pleinement ses facultés intellectuelles et être pleinement morale. On retrouve là l’idée que si la femme a de la beauté ce ne peut être qu’une beauté du paraître, donc une beauté extrêmement fragile puisqu’elle s’inscrit dans le temps, à la différence de l’homme, la beauté masculine envoie à l’être, à un travail, qui renvoie une quête de sagesse, d’intelligence, de courage donc ce « beau sexe », le terme date du XVIe siècle, finalement n’en est pas un puisque la femme est sous la dépendance de son corps et pour devenir belle il faudra tout un travail sur elle-même pour optimiser ce qui naturellement est de l’ordre du défaut, d’un corps qui au naturel n’est pas beau.

Il y a des textes au Moyen Âge qui sont terribles, qui disent d’accord la femme peut être belle mais si on regardait sous la peau on verrait des immondices, le corps à l’intérieur est plein d’immondices et là finalement on parler de la laideur au sens des viscères, des excréments, comme si l’homme n’avait pas finalement un corps avec des organes. Et c’est ça qui est intéressant, c’est qu’on va culpabiliser la femme jusqu’à la laideur de ses organes.

Je pense au prédicateur Bernardin qui dit que la femme n’est que pourriture, que salissure, la femme est vomissures de la terre. Ce sont des expressions extrêmement violentes et à ce moment-là on va fouiller dans l’intérieur du corps pour trouver un moyen de discriminer la femme. Je pense qu’il faudrait insister sur le fait que l’homme a été considéré avant tout comme esprit, c’est à dire renvoyant une quête de sagesse mais aussi l’homme est vu à partir des fonctions qu’il occupe dans la société, donc plus en tant qu’esprit, alors que la femme a été pensée avant tout en tant que corps.

LM : « Plaire aux hommes est un art compliqué qui demande qu’on gomme tout ce qui relève de la puissance. Pendant ce temps, les hommes, en tout cas ceux de mon âge et plus n’ont pas de corps. Pas d’âge, pas de corpulence. » Virginie Despentes.

On dit donc que la beauté est une construction sociale mais comment peut-on expliquer qu’il y a des personnes, par exemple qu’on retrouve en peinture, qu’on trouve toujours aussi belles à travers les siècles ?

CS : On assiste dans l’histoire de la beauté à l’idée que la beauté est une construction sociale. Effectivement selon les siècles, la beauté renvoie à des normes ou à des canons qui changent en fonction des époques.

Mais comme je le disais tout à l’heure, s’il y a un fil directeur qui permet de caractériser les belles femmes, c’est quand même la minceur, avec des variantes bien sûr au fil des époques. Et puis à travers les siècles il faut quand même considérer quelque chose de très important, c’est que la beauté renvoie à la femme blanche, occidentale et on le voit même à l’heure actuelle de manière internationale, c’est encore ce canon qui est présenté dans tous les pays y compris dans des pays où la peau peut être plus matte, les cheveux plus noirs ou crépus. Il y a donc cette dimension-là à laquelle il faut ajouter aussi la jeunesse. 

La beauté est souvent renvoyée à la jeunesse, mais pour revenir à l’idée d’une beauté qui traverserait les âges, effectivement on peut s’interroger sur le fait qu’il y ait très peu de tableaux dans les musées de femmes noires ou de femmes de couleur ou appartement à différentes cultures.

J’ai vécu six ans au Brésil où j’ai enseigné aussi la philosophie et lorsque je voyageais en Amérique latine, j’étais étonnée de voir que les représentations de la beauté dans les magazines ou dans les affiches renvoyaient à des femmes européennes alors qu’au Chili ou au Pérou, ça ne correspondait pas du tout à la beauté des Péruviennes ou des Chiliennes. 

Donc il y a aussi dans la beauté une violence qui est faite et qui conduit certains peuples à un déni d’identité. On le voit bien aussi en Asie lorsque les femmes se débrident les yeux, ou en Afrique lorsque que les femmes essaient de se blanchir la peau, donc ça c’est vraiment des dimensions importantes à prendre en compte.

LM : La beauté ne serait donc pas un idéal universel, mais plutôt des critères imposés par les dominants pour mieux contrôler les populations dominées, en leur rappelant qu’ils ne sont pas les normes.

D : Je n’ai pas subi de moqueries à proprement dit sur mon corps mais sur ma couleur aussi, c’était vraiment « regardez ses cheveux, tu changes de cheveux tout le temps, elle n’a pas de cheveux, tes cheveux ressemblent à un paillasson », c’était vraiment par rapport du coup à mes origines.

Quand ma mère est arrivée en France, vraiment pour trouver un métier, pour se faire une place, elle a vraiment intériorisé aussi sa personne, ses origines et pour elle vivre en France c’était se tresser, ne pas montrer ses cheveux afro mettre des perruques. A chaque fois avant la rentrée, n’importe quelle rentrée même les petites vacances de deux ou trois semaines, les dimanches notre mère nous coiffaient tous parce qu’il fallait être présentable. Pour elle présentable c’est qu’on ne voit pas tes cheveux afro. 

Enfin moi je n’avais pas vraiment de problèmes avec mon corps, à part du coup dans son regard, mais mes cheveux ça a été vraiment longtemps une honte. Une fois à Noël elle m’a offert une grande poupée blanche avec les cheveux lisses, jusqu’aux fesses, c’est comme ça que j’ai appris à coiffer. Je me suis dit c’est bizarre j’arrive à la coiffer facilement mais je ne peux pas me coiffer moi. C’est ça de ne pas grandir avec des modèles, c’est très dur.

Moi personnellement je n’ai pas remarqué ça très tôt mais je pense que j’avais toujours ça dans la tête, qu’un truc ne va pas. Vraiment ça a été très dur, la recherche, l’introspection sur soi, voir que ce n’est pas toi qui as un problème, c’est la société. On le sent dans le regard, on le sent dans l’atmosphère que dans la société en tant que femme noire, grosse, je ne suis pas forcément la bienvenue.

LM : En fait la laideur politique serait un outil de domination mis en place par un dominant pour disqualifier tout ce qui met en danger son autorité. Je pense par exemple aux féministes ou aux femmes lesbiennes, qu’on décrit souvent comme laides. Considérées comme laides car elles désobéissent et sont une menace. Se battre contre l’ordre moral les rendrait non désirables par les dominants.

CS : Ce serait le troisième type de laideur, c’est ce que j’ai appelé la laideur fabriquée. Pourquoi la laideur fabriquée ? Parce que c’est une construction politique et sociale, qui notamment à partir du XVIe siècle, a affirmé que l’homme blanc est le plus beau et le plus intelligent. 

Cela aura des conséquences très importantes notamment sur les femmes bien sûr, mais aussi sur les communautés ou sur différents peuples. Il faut bien comprendre que la laideur est une fabrication, qu’elle est liée au pouvoir, à ce qu’on pourrait appeler la circulation du pouvoir et qu’elle s’est imposée comme ça sur l’ensemble de la planète, ce qui fait qu’aujourd’hui bien sûr, la beauté renvoie, y compris chez la femme, à la femme occidentale, blanche et mince, niant de ce fait la spécificité des autres types de beauté.

Effectivement ça me permet de faire le lien avec la laideur fabriquée pour montrer que c’est une construction sociale et politique et qu’elle a eu pour but effectivement de discriminer toutes celles qui était considérées finalement comme des déviantes. Alors effectivement les féministes sont vues laides, mais on peut parler aussi des sorcières, des vieilles filles, des intellectuelles, des révolutionnaires, qui ont toutes été décrites ou représentées comme étant laides.

Comme on le disait tout à l’heure, la sorcière il suffit de dire le mot sorcière pour avoir à l’esprit une femme hideuse, or dans la réalité on sait que celles qui ont été accusées de sorcellerie, et bien il y avait de femmes de tout âge et certaines étaient extrêmement belles. Alors il faut bien rappeler que les condamnations des sorcières se situent entre le XVe et le XVIIIe siècle. 

Pourquoi on a condamné ces femmes ? Parce que souvent c’étaient des femmes qui était indépendantes, qui n’étaient pas mariées, qui n’avaient pas d’enfants, donc qui avaient une certaine autonomie. Ça c’est vraiment important parce que, pourquoi elles étaient des déviantes, parce qu’elles n’étaient pas mères, mariées, soumises à leur mari et dévouées à l’éducation de leurs enfants.

Donc ces sorcières avaient une certaine autonomie, mais surtout pour bon nombre d’entre elles, elles possédaient un savoir, notamment pour soigner les individus, un savoir constitué à partir de la connaissance des plantes. Donc en dispensant des soins, puisqu’elles aidaient aussi les femmes à accoucher, les sorcières finalement remettent en question de pouvoir masculin. Et c’est pour ça qu’on les a fabriquées comme étant laides, comme ayant des relations avec le diable, comme étant immorales, ça permet finalement d’empêcher justement cette émancipation de la femme. 

De la même manière, on a fabriqué la laideur de de la vieille fille, puisque là encore, la vieille fille n’est pas mariée, elle n’est pas mère. On ne la brulera pas comme la sorcière mais on va la critiquer. Il y a des textes d’une très grande virulence par rapport à la vieille fille. On peut penser à Balzac, qui dans « Le curé de Tours » disait qu’une femme, en restant vieille fille, n’est plus qu’un non-sens. Donc on renvoie à l’idée que la femme n’est pas à sa place, on retrouve cette dimension de la laideur comme étant quelqu’un qui est autre que celui qu’il devrait être.

Et puis on peut penser aussi aux intellectuelles, à toutes celles qui par exemple écrivaient, faisaient de la politique, de la philosophie… vont être critiquées parce que finalement ont une activité qui est semblable à celle des hommes. Bon nombre de textes va montrer que ces femmes n’ont pas besoin de développer leurs facultés intellectuelles. Et alors je pense à Kant, qui dans « Observations sur le sentiment du beau et du sublime », va dire que finalement l’intelligence pour la femme, c’est un peu comme un bijou, un ornement.

Il y a un autre texte qui est d’une grande virulence, « De la justice dans la révolution et dans l’Eglise » de Proudhon, qui montre que la femme ne doit pas prétendre à l’égalité avec l’homme, et d’ailleurs il écrit « l’égalité la rendrait odieuse et laide ». C’est dire que la beauté la rend soumise, c’est quand même très intéressant, c’est vraiment sois belle et tais-toi.

L’idée de la laideur c’est aussi la femme qui parle, celle qui ose écrire, et d’ailleurs je pense à Larchet, qui disait que finalement pour les femmes, développer leurs facultés intellectuelles ou leurs facultés créatrices est une forte preuve de laideur. De la même manière, on a considéré les féministes comme étant des femmes qui ne sont pas épanouies sexuellement, qui ont un problème avec les hommes, pour finalement faire passer en second plan leurs revendications et leur combat. 

Donc en synthèse on peut reprendre cette idée que la femme qui recherche une certaine autonomie, qui cherche à s’émanciper, est incapable de féconder le monde, c’est-à-dire incapable d’avoir des relations hétérosexuelles, de se marier et d’avoir des enfants. 

On voit comment cette fabrication de la laideur a été un moyen d’empêcher les femmes de s’émanciper et de devenir autonomes.

LM : On voit vraiment qu’une femme qui ne cherche pas à servir un homme, à lui faire plaisir, à le contenter, à se soumettre quelque part à la domination masculine, est automatiquement perçue comme laide. Et dans cette idée de servitude, j’ai l’impression que c’est un petit peu la même chose souvent avec l’intelligence, c’est-à-dire qu’on va tolérer qu’une femme soit intelligente qui ça lui permet d’avoir des conversations intéressantes avec son mari, mais il ne faut surtout pas qu’il se sente en danger, qu’il ait l’impression qu’elle le surpasse, et surtout qu’elle soit intelligente pour elle-même et non pas pour le distraire lui. 

Évidemment c’est caricatural, dans la vraie vie ça ne se passe pas toujours comme ça et heureusement, mais c’est juste pour que vous compreniez l’idée.

Est-ce qu’on pourrait dire qu’aujourd’hui toutes ces injonctions qui finalement demandent énormément de temps, d’investissement, d’argent, que ce soit pour se maquiller, se coiffer, se préparer, ce n’est pas aussi une autre façon d’enfermer les femmes dans un rôle perçu comme superficiel pour les maintenir dans une position qui est moins importante socialement que les hommes ? 

CS : Il y a une dimension qui est très importante c’est le temps qui est nécessaire pour faire ce travail sur soi dont je parlais tout à l’heure, que ce soit le sport, la beauté, le régime, et ça rejoint effectivement ce qu’on disait tout à l’heure par rapport aux magazines, à la publicité, mais aussi ce qui est noté sur les réseaux sociaux mais aussi les nouvelles youtubeuses qui axent essentiellement sur le développement de l’apparence et non le développement de l’esprit. Ça inscrit toujours finalement le rapport de la femme à son corps. 

Ça ne veut pas dire non plus qu’il faudrait que les femmes ne se sentent pas jolies ou ne se sentent pas bien dans leur corps, ça ne veut pas dire ça, ça veut dire qu’il faut que les femmes prennent un peu de recul par rapport aux injonctions qui leur sont faites. Et puis, comme je disais tout à l’heure, je pense qu’il y a énormément de combats qui ont été gagnés par les femmes, mais peut-être le combat qu’il reste à mener est celui de l’imaginaire.

Les imaginaires féminins n’ont pas changé, et pourquoi ils n’ont pas changé, parce que les images qui sont projetées de la femme sont toujours les mêmes. Comme on le disait tout à l’heure il faudrait une visibilité de différents types de femmes, aussi pour faire changer les imaginaires, parce qu’on sait très bien que n’importe quelle perception, quand on perçoit une femme, et bien cette perception n’est pas neutre, c’est-à-dire qu’on projette sur la perception des normes qui sont culturelles, sociales, historiques… Donc si on ne change pas à l’imaginaire féminin on restera à associer la femme a une simple apparence, une simple enveloppe.

Et donc il faudrait diversifier aussi les âges : on a l’impression de retrouver là le mythe de Pandore, c’est-à-dire quelle est la beauté de la femme ? Une femme pré pubère, extrêmement jeune et au-delà de 25-30 ans, la femme n’existe pas. Quelle est la temporalité de l’âge de la femme ?

Et puis autre chose que je voulais dire, ce n’est pas seulement les images qu’il faut rendre visible, c’est aussi tous les travaux des féministes, mais aussi des artistes, des intellectuelles, des philosophes femmes qui n’ont pas la même aura que les travaux masculins.

Donc on voit aussi comment on pourrait changer l’imaginaire par les images, par les textes et aussi une autre conception de la femme.

Dans « King Kong théorie » Virginie Despentes dit quelque chose de très intéressant : «  J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf. Et je commence par là pour que les choses soient claires : je ne m’excuse de rien, je ne viens pas me plaindre. Je n’échangerais ma place contre aucune autre parce qu’être Virginie Despentes me semble être une affaire plus intéressante à mener que n’importe quelle autre affaire. »

C’est très intéressant parce qu’elle met le focus sur la personnalité, sur sa personnalité, plus que sur son apparence. Je crois que c’est ça qu’il faut vraiment essayer de faire passer, mais ce n’est pas toujours facile. 

Et puis un dernier point aussi qui me semble tout à fait fondamental, c’est par rapport au regard que les femmes portent sur elles-mêmes. Un homme qui vieillit ne va pas se considérer nécessairement comme laid, comme quelqu’un qui ne peut plus plaire.

Or les femmes sont extrêmement critiques envers elle-même et pourquoi elles sont critiques ? Parce que finalement on peut dire qu’elle se lisent par le filtre du regard masculin, elles ne se regardent pas en elles-mêmes, elles se voient comme les hommes les voient et à partir de là finalement elles se regardent comme un objet de séduction.

 Il faudrait aussi que les femmes apprennent avoir un autre regard sur elles-mêmes qui ne soit pas relatif à ce filtre masculin qui fait qu’on se regarde par les yeux des hommes, de la même manière que toute la culture est structurée par ce que les hommes ont dit des femmes, de la manière dont ils les ont présentées, de la manière dont ils les ont décrites. 

Donc que les femmes arrivent, et c’est aussi là un travail difficile, à se regarder différemment et ça leur éviterait de se considérer, comme bien souvent, hideuses. Je pense par exemple à un texte qui reprend des critiques de femmes, par exemple une femme qui dit « ohlala, mais je vieillis, c’est la décrépitude, je perds le contrôle de mon corps, je me défais de partout, tout s’affaisse, je grossis, je me dégoûte je n’ai plus d’identité », mais dire ça c’est se regarder par l’intermédiaire du regard masculin, donc il faudrait véritablement créer de nouveaux imaginaires du corps féminin, qui ne soit pas celui de la manière dont les hommes voient les femmes, mais celui dont les femmes se voient elles-mêmes.

E : Je pense que le mieux pour commencer par la faire la paix avec son corps, parce que c’est d’abord ça avant de l’aimer, il faut arrêter de lui en vouloir, de vouloir le changer, de lui reprocher, le détester, détester ce petit bourrelet ou cette côte apparente ou que sais-je, c’est déjà de le regarder quand on regarde son meilleur ami parce que son corps c’est le seul qui sera avec nous tous notre vie. C’est notre meilleur ami, on est son propre meilleur ami donc on se regarde avec bienveillance. Pour moi c’est le premier pas, donc déjà faire la paix avec lui, lui dire ok t’es comme ça, bon très bien. Ensuite on peut essayer au fur et à mesure de se mettre à ses propres yeux en valeur, à porter des choses qui nous plaisent, pas forcément parce qu’elles sont validées par la société.

Si on veut porter des motifs, des cheveux roses, peu importe en fait, il faut suivre ses propres envies pour être beau à ses propres yeux, peu importe celui des autres. Il y aura toujours des gens pour critiquer, qui ne vous trouveront pas à leur goût, et puis en même temps c’est normal parce que plaire à tout le monde c’est plaire à personne.

Il faut se plaire à soi en premier, l’important c’est de se faire plaisir, je pense vraiment que la notion de plaisir est hyper importante car quand on prend du plaisir dans le fait de s’habiller, de se mouvoir, même se déshabiller avec le burlesque, et bien ça se sent et ça passe par soi en premier et après on peut rayonner. Je pense que ça se voit tout simplement, les gens le perçoivent, et ça arrive vraiment en dernier la perception des gens au final on s’en fout ! Mais c’est un effet bénéfique du fait de s’aimer soi-même.

LM : Voilà, la solution pour combattre le sentiment d’être laide et changer cette vision de la beauté écrite et imposée par les dominants est simple : il suffit de montrer et de célébrer la diversité. Valoriser nos différences et nos particularités amène une richesse et une authentique beauté à notre monde. 

Merci à Laura de @momepodcasts pour la coréalisation et le montage et merci à vous d’avoir écouté Mécréantes. Si cet épisode vous a plu, n'hésitez pas à mettre cinq étoiles sur Apple podcast et me rejoindre sur Patreon pour me soutenir. Merci encore pour votre écoute et à très vite.

*Jingle fin*