Mécréantes

C'est dans la nature, le mâle est dominant

Léane Alestra Season 1 Episode 1

Est-ce dans la nature pour le mâle de dominer la femelle ? Est-ce que la nature peux servir de justification aux comportements sociaux des êtres humains ? Dans ce premier épisode Vinciane Despret nous fait l'honneur de répondre à ces questions

👩‍🏫 INTERVENANTE :

Vinciane Despret est philosophe des sciences belge. Elle enseigne à l'Université de Liège. Elle est l'autrice de nombreux ouvrages dont le dernier en date est Et si les animaux écrivaient, Bayard, coll. Petites conférences, paru en 2022. 


Extraits sonores :
1979 : Comment vivre avec un macho ? | Archive INA
1964 : À quoi servent les femmes ? | Archive INA
Jacques Dutronc "Hippie, Hippie Hourrah" (live officiel) | Archive INA

L'extrait lu est celui de la tribune nommé : Genre : « Il est inadmissible d'instrumentaliser la biologie » sortie dans Le Monde en mars 2014..

Bande-Annonce :

[Intro : Never ever accept « because you are a woman » as a reason for doing or not doing anything C’est qui cette nana ? Toi de toute façon tu n’es qu’une femme ; tais-toi, tu ne sais pas.Récemment j’ai posté une vidéo de moi par exemple, sur Youtube, de moi sur scène, et dessous il y a un monsieur que je connaissais pas qui a commenté « nulle à chier mais je la baise sans soucis ». On vit vraiment une époque magnifique. Diable non mécréant !]

Hello toi ! Moi c’est Léane, bienvenue dans Mécreantes ! Bon, d’abord je me présente, je suis une femme, jeune, curieuse, le genre provinciale pour les parisiens et parisienne pour les provinciaux. Ah et aussi, on me définit régulièrement comme quelqu’un d’empathique, c’est-à-dire que j’aime comprendre les autres. Je crois en l’espèce humaine, à sa capacité à réfléchir, à se questionner (ça part en « je vous salue marie » là ou quoi ?) bref, à avancer. 

J’aime observer le monde qui m’entoure et j’essaye de connecter les savoirs et les vécus. Alors lorsqu’on me dit qu’une femme ça sert à faire des gosses, ça se croit toujours plus forte que nous, que c’est biologique que les hommes sont là pour dominer les femmes, qu’une meuf c’est chiant et hystérique, que ça pue toujours la merde, que chez les animaux la femme s’occupe des petits et que c’est pareil chez les humains. Bref, je cherche à comprendre. 

Mais au milieu de ce flux d’informations de plus en plus rapides, j’avais besoin d’un temps à vous, à nous, pour se retrouver ensemble ; le temps de la nuance, le temps du débat, le temps de la profondeur. De ce désir et d’un long cheminement est né Mécréantes. Ensemble et avec nos invité.e.s nous allons questionner en profondeur sur toutes nos idées reçues concernant le genre. Le mâle est-il naturellement dominant ? Les femmes n’ont jamais fait l’histoire ? Pourquoi elles ne portent pas plainte d’abord ? Quoi ? Y a-t-il une essence féminine ? Mais le patriarcat c’est quoi ? Et puis, a-t-on encore besoin de la pensée féministe aujourd’hui ? Popopop ! Spoiler Alert : oui, Oui et OUI.

Mais déconstruire sans chercher à trouver des solutions ça n’a pas d’intérêt, donc dans Mécréantes on réfléchit aussi à des pistes de solutions. Bref, bienvenue à toi, Mécréante et Mécréant ! Et à très vite !


C’est dans la nature, le mâle est dominant :

Lorsqu’on parle de rapport de genre, on entend régulièrement cette idée que le mâle est naturellement dominant sur la femelle et que cela expliquerait les inégalités entre les femmes et les hommes. Mais ça veut dire quoi « dominer » ? Est-ce que nos comportements sont liés au sexe qui nous est attribué à la naissance ? Chez les animaux ça se passe comment ? C’est le plus musclé qui l’emporte ? Et ça veut dire quoi « naturel » ?

Aujourd’hui, je reçois Vinciane Despret pour y répondre. Je suis Léane Delanchi et bienvenu.e.s dans Mécréantes.

[Intro : Never ever accept « because you are a woman » as a reason for doing or not doing anything

C’est qui cette nana ? Toi de toute façon tu n’es qu’une femme ; tais-toi, tu ne sais pas.

Récemment j’ai posté une vidéo de moi par exemple, sur Youtube, de moi sur scène, et dessous il y a un monsieur que je connaissais pas qui a commenté « nulle à chier mais je la baise sans soucis ». On vit vraiment une époque magnifique.

Diable non mécréant !]


Léane : Bonjour Vinciane Despret, je vous reçois ici car vous êtes philosophe des Sciences Belges, anthropologue, auteure, et professeure à l’Université de Liège. Premièrement, est-ce que vous pouvez nous parler un peu de votre parcours ? 

Vinciane Despret : Alors mon parcours est relativement, on va dire un peu chaotique, puisqu’après avoir fait des études où je n’étais pas nécessairement si courageuse et volontaire que j’aurais dû être ; j’ai fini par choisir la philosophie, parce que je trouvais que ce qu’on y étudiait était intéressant, et je voyais pas très bien ce que je voulais faire dans la vie de toute façon. Évidemment ce qui devait arriver, arriva .. C’est qu’avec des études de philosophie, à cette époque en Belgique, on se retrouvait au chômage. Et donc après avoir pas mal chômé je dirais, je me suis dit « Bon bah il faut que je reprenne un nouveau parcours d’études si je veux un jour entrer dans la vie professionnelle, il serait temps ». J’ai presque trente ans et j’ai repris des études de psychologie et là j’ai découvert l’éthologie.

Léane : L’éthologie c’est la science des comportements des espèces animales dans leur milieu naturel.

Vinciane Despret : L’éthologie ça m’a vraiment, je vais dire, émue, touchée, passionnée, intéressée. Et donc j’ai fait tout mon cursus de psychologue, qui était en principe un cursus de clinicienne puisque je me destinais à travailler. Je l’ai fait en éthologie parce que je trouvais que c’était vraiment beaucoup plus intéressant que la psychologie humaine et de ce fait, après avoir eu le diplôme de psychologue j’ai pu être engagée comme chercheuse à l’Université de Liège, et engagée à ce titre je devais faire une thèse de doctorat et j’ai décidé de faire ma thèse de doctorat sur le problème des émotions, parce que ça me permettait à la fois de parler de psychologie humaine, de faire de l’anthropologie que j’adorais, et aussi de parler des émotions animales. Donc de faire une certaine forme d’évaluation : Est-ce que les chercheurs sont capables d’attribuer les émotions à leurs animaux ? Et dans quelles conditions est-ce qu’ils le font ? Et ainsi, de fil en aiguille, j’ai continué à travailler sur les éthologistes, à propos des éthologistes, avec les éthologistes. Puis, j’ai continué à travailler sur les animaux pratiquement jusqu’à aujourd’hui, avec quelques petites bifurcations à droite et à gauche, parfois, quand un autre sujet m’intéressait.

Léane : Ce que Vinciane Despret ne nous a pas dit, sûrement par modestie, c’est qu’elle s’est vue décerner deux prix : le prix d’Humanité Scientifique octroyé par Science Po à Paris en Septembre 2008, et le prix du Fond International pour la Recherche et la Diffusion des connaissances. Elle a également été élevée au rang de chevalier du Mérite Wallon.

Léane : Bon alors déjà, dominer dans le monde animal, qu’est-ce que ça signifie ? 

Vinciane Despret : Quand on décrivait ce que voulait dire dominer chez les Babouins, c’est très simple. Ça voulait dire : faire peur à tout le monde, bousculer les autres, se servir en premier, et avoir accès prioritaire aux femelles et donc pouvoir transmettre. Alors selon la théorie un peu simpliste, ce qui veut dire qu’évidemment les plus forts et les plus costaux et éventuellement les plus affirmatifs vont transmettre évidemment les meilleurs gènes, eux-mêmes seront privilégiés par les femelles. 

Léane : Bah très honnêtement, je pense que ce que vous décrivez là c’est ce que la plupart des gens pensent autour de moi.

Vinciane Despret : Alors ça c’est le tableau de départ et qui était d’ailleurs présenté tel quel par les chercheurs.

Léane : D’accord, donc ça vient pas de nulle part non plus. À la base c’est vraiment ce que les scientifiques pensaient également.

Vinciane Despret : Et puis au fur à mesure des recherches, on s’est rendu compte que c’était beaucoup plus compliqué que ça. Il y avait une première complication qui est apparue, grosso modo, bon il y a d’abord des premières complications qui sont apparues déjà dans les premières recherches ; C’est qu’il y a certains chercheurs qui disaient « Mais attendez, vous dites que les Babouins sont hyper hiérarchisés, hyper compétitifs, que les dominants l’emportent toujours sur les autres etc. Mais moi j’observe des Babouins et je trouve pas ça », par exemple dirait un certain Paul, « j’observe pas ça du tout, ils sont très très égalitaires, ça se passe très bien, il y a personne qui vole de la nourriture aux autres etc ». Et là on va décider que, c’était ces Babouins Chacma en l'occurrence, bah ce ne sont pas des vrais Babouins si ils ne sont pas hiérarchisés, c’est que ce ne sont pas des vrais Babouins. Et puis d’autres chercheurs qui disaient « mais si on ne voit pas la dominance » alors on leur disait « non mais c’est qu’elle est tellement bien installée qu’elle est latente donc vous inquiétez pas, si vous voulez vous pouvez la susciter. Donnez un peu de nourriture à vos singes, vous verrez qui emporte tout etc ». Et puis il y a des femmes qui vont arriver sur le terrain, notamment Ethele Maruel dans les années soixante, avec pour les babouins Jane Goodall dans les années 60 qui vont tenir de tout autre discours et ces discours, par exemple du côté des babouins, vont être relayés après Ethele Maruel par des femmes comme Shirley Strum, comme Linda Fedigan, comme Barbara Smuts etc qui vont dire « bah c’est bizarre on voit pas ce qu’on nous a appris à voir ».

Léane : Donc à l’échelle de l’humanité, c’est quand même des découvertes qui sont relativement récentes puisque ça date seulement des années 70, c’est quand même vraiment récent dans l’échelle de l’humanité. Bon, je pense que c’est important de faire un point testostérone car ça revient beaucoup quand on parle de dominance agressive du mâle sur la femelle, jugé comme « naturel ». Contrairement à une croissance populaire, la testostérone n’est pas associée à une augmentation de l’agressivité, sauf du coup de l’agressivité territoriale chez les animaux. Et surtout, elle est impliquée dans les confits de mâle à mâle et pas de mâle à femelle. Bon, je fais le pont avec l’espèce humaine puisque pareil, c’est un argument qui est énormément répandu. D’après l’étude publiée par la revue Proceeding of the National Academy of Science (sorry my english), en 2016 la testostérone serait cependant responsable de comportements -ATTENTION- altruistes. Les auteurs de ces travaux qui ont eu lieu au Trinity College de Dublin, précisent toutefois que cette bonté d’âme n’est pas désintéressée, elle serait motivée par un instinct primaire qui pousse l’homme à protéger ou améliorer son propre statut social pour augmenter ainsi les chances de procréer. Mais du coup, la testostérone est responsable de l’agressivité des hommes ou pas ? Pour être sûre de ne pas dire de bêtises j’ai appelé Margot, qui est biologiste et écologue.

Margaux : On conditionne les hommes à devoir être supérieurs et dominants, et donc le stimuli va être que si ils perdent, c’est mauvais donc ils ne se sentent pas bien. Donc ils doivent gagner pour avoir un sentiment de bien-être, qui est causé par la testostérone. Mais du coup c’est vraiment cette compétition et ce besoin d’être dominant pour se sentir bien, qui fait qu’il y a de la testostérone et c’est pas la testostérone qui fait qu’ils sont en compétition. C’est ce petit truc, ce petit antagonisme là, qui est important à comprendre. C’est vraiment par rapport à un conditionnement de base, qui dans la nature, est que le mâle doit être supérieur aux autres mâles pour pouvoir se reproduire ou pour garder son territoire, et donc survivre mais dans notre société actuelle où ça, ça ne joue plus, c’est vraiment des conditionnements sociaux.

Léane : Je rajouterai à cela qu’il faut savoir que beaucoup de neurotransmetteurs interviennent dans le comportement agressif, il y a le cholestérol, le cortisol, l’adrénaline, mais la testostérone, bah pas vraiment. En donnant des anti-androgènes aux prédateurs sexuels par exemple, on s’est rendu compte qu’on leur enlève toute libido, mais on ne réduit pas leur comportement agressif. Donc la castration chimique, bah ça marche pas quoi. De plus, il est toujours utile de rappeler qu’on a un cerveau très développé, capable de raison et de discernement, et qu’on ne reproduit plus de comportements très primitifs comme par exemple : manger ses propres déjections, ou renifler les fesses aux personnes auxquelles on s’apprête à dire bonjour. Donc bref, y a pas vraiment d’excuses. Parenthèse refermée, est-ce qu’on peut revenir aux observations des femelles Babouines sur le terrain ?

Vinciane Despret : Nous ensuite ce qu’on a fait c’est qu’on s’est quand même demandé « mais que font les femelles ? », et « est-ce qu’elles sont vraiment tout en bas ? ». Parce que la dominance supposait ici que c’est les babouins mâles alpha qui sont dominants sur les autres babouins. Évidemment tous les babouins de l’alpha ou lambda sont dominants sur les femelles parce que les femelles ne sont pas bien placées dans la hiérarchie.

Léane : Oui voilà, il y a cette théorie que la femelle, par sa nature de femelle, est forcément dominée par tous les mâles de la tribu.

Vinciane Despret : Et quand ces femmes sont revenues du terrain elles ont dit « mais enfin c’est pas possible ! Nous on voit que par exemple Ethel Maruel : « moi ce sont les femelles qui guident les Babouins dans les pérégrinations quotidiennes, ce sont elles qui décident. Mais les mâles sont très gentils avec les femelles, sont toujours occupés à essayer d’obtenir de l’amitié de leur part, leur font des propositions d’épouillage  ou de bien toucher les enfants etc » et Shirley Strum dit « c’est pas possible parce que je remarque une chose : c’est que les babouins mâles, ils ne restent pas dans la même troupe toute leur vie, puisqu’ils s’excluent eux-mêmes quand ils arrivent à la fin de l’adolescence ; et donc ils doivent tout le temps s’intégrer dans une nouvelle troupe puisqu’ils sont assez nomades, et en fait ils ne peuvent s’intégrer dans une nouvelle troupe qu’en gagnant l’amitié de femelles. Donc en entrant dans le réseau social, lui-même hiérarchisé, des femelles. »

Léane : Ok, donc en gros là, ce qu’on apprend, c’est que les Babouins, ils sont nomades. Et comme ils changent régulièrement de troupes, le mâle quand il arrive, il doit toujours se faire accepter dans le clan par une ou deux femelles. Les femelles choisissent si le mâle est digne de rentrer dans le clan ou pas, du coup forcément ils sont très gentils avec les femelles, puisque leur survie en dépend. 

Extrait : « Moi j’ai l’impression que dès que j’ai mis la clé dans la serrure, toc on me colle les deux enfants, alors que j’aimerais bien reprendre un peu mon souffle, m’asseoir dans le fauteuil, lire le journal… »

Léane : Et oui, je suis vraiment désolée mais on peut pas arriver et mettre les pieds sous la table, c’est pas possible ! Si tu veux être accepté dans le clan et par les femelles, il va falloir travailler, et oui comme tout le monde !

Vinciane Despret : Et donc toutes ces questions de domination dont on pensait qu’elles reposaient sur la force, sur la violence, sur le fait d’être mal dégrossi et tout, bien ça s’est sérieusement compliqué au milieu des années 70 particulièrement. On découvre qu’on sait plus très bien ce que veut dire « être dominant ». Si c’est simplement une priorité à la nourriture, bah on remarque que ceux qui ont priorité à la nourriture, parce qu’en fait, en effet, ils se comportent comme des mal dégrossis, n’ont aucun accès prioritaire aux femelles parce que les femelles n’en veulent pas.

Léane : Ce que nous dit ensuite Madame Despret, c’est que les scientifiques ont observé que lors d’un affront entre deux mâles pour la nourriture, c’est le mâle vaincu qui recevra toute l’attention des femelles. Donc le mâle qui a gagné, aura gagné sur l’instant T la nourriture, mais, il sera pénalisé par la suite dans son insertion sociale. Le mâle n’a donc pas intérêt à jouer des coudes et à imposer sa force car il sera ensuite mis à l’écart par le reste du groupe. Ça veut dire également que la paix sociale est très importante, car elle est gage de réussite et de bonne santé pour la troupe, puisque lorsqu’on partage et qu’on met les ressources en commun, on a plus de chances de survivre. On est vraiment loin de la loi du plus fort là.

Extrait : « Et oui, nous sommes tous hippie encore plus hippie que l’autre couplet, c’est notre philosophie, hippie, hippie HOURRA. Vive le mocoutra, n’est-ce pas ? »

Vinciane Despret : Ceux qui ont vraiment le pouvoir chez les Babouins ce ne sont pas ceux qui se comportent comme des rustres, mais c’est au contraire les vieux mâles, qui ne seront pas très bons pour le combat, mais qui ont appris, avec une très grande sagesse et beaucoup d’expérience, comment on fait les alliances, comment qu’on s’allie aux femelles, comment on se crée des ami.e.s etc. Et donc la question de la dominance est relativement bien déstabilisée à ce moment là.

Léane : D’accord donc en fait la figure de maître Yoda, c’est la figure qui a eu le plus de pouvoir chez les Babouins ? Bon et moi je voulais savoir chez les loups aussi, parce que j’entends énormément cette histoire de mâle alpha voire de couple alpha chez les loups, bah qu’en est-il en fait ? est-ce qu’il y a vraiment de la dominance chez les loups ? Avec tout cet imaginaire qu’on a du méchant, dominant, dangereux, cruel qui mange les enfants. Bref qu’en est-il pour le loup ?

Vinciane Despret : Alors du côté des loups on a vécu à peu près quelque chose de très semblable mais pour des raisons différentes. C’est qu’on voyait beaucoup de dominance chez les loups, y avait le couple alpha, y avait le mâle alpha et puis y avait vraiment une espèce de hiérarchie. Et puis David Mech qui est un chercheur spécialiste, qui était vraiment le plus grand spécialiste des loups a dit « non mais à un moment donné, mais attendez, j’ai l’impression qu’on est en train de se gourrer, parce que ce qu’on a étudié jusqu’à présent ce sont des loups en captivité avec des meutes fabriquées de toutes pièces. Alors que dans la nature » dit-il « maintenant que j’ai commencé à pouvoir vraiment bien observer dans la nature », parce que les technologies ont évolué, parce qu’on commence à avoir de bons instruments de vision nocturne etc. « La plupart des meutes sont composées en fait d’un père, d’une mère et des enfants qui ne se sont pas encore dispersés. Et donc c’est pas du tout des relations de dominance, c’est pas du tout des relations hiérarchiques, c’est simplement des relations de parents éducateurs avec leurs petits ou avec leurs grands enfants c’est-à-dire c’est simplement, comme on peut pas dire que les parents sont dominants sur leurs enfants, ils sont simplement ceux qui savent et ils font attention à ce que tout le monde se comporte bien. Et donc là aussi ça a été déstabilisé mais très étrangement quand vous voyez que pour un manuel de dressage canin, on s’est référencé au loup, et on fait référence à la hiérarchie loup pour dire au maître « vous devez être le dominant etc, vous êtes le chef de la meute. »

Léane : Mais comment on l’explique ça ? Que ça continue à perdurer ce genre de stéréotypes ? Et bien tout simplement parce que :

Vinciane Despret : Le discours de la dominance a eu un tel succès que même quand il est contesté scientifiquement, il continue à imprégner la manière dont on perçoit les choses.

Léane : Voilà. Le discours de la dominance a eu un tel succès, que même quand il est contesté scientifiquement, il continue à imprégner la perception des choses. Ça c’est très important, car on le sait, longtemps une partie des recherches étaient prises à l’envers. C’est-à-dire qu’au lieu de rechercher à comprendre le monde animal, ou même notre espèce humaine, on cherchait à faire coller à nos recherches, ce qui était communément admis. Par exemple, le postulat que la femme doit être soumise à l’homme et que cela s’explique, et s’observe dans la nature.

Vinciane Despret : Et puis il a des recherches très intéressantes qui ont été faites ces dernières années notamment par Barbara Smuts qui s’est posée la question concrète. Alors c’est là qu’on va parler en termes de genre : Est-ce qu’on peut voir une différence entre les singes, selon les espèces et voire même selon les groupes au sein d’une même espèce, où les femelles sont clairement dans des rôles peu favorables par rapport aux mâles, et celles où les femelles ont des rôles relativement égalitaires par rapport aux mâles ? Et elle a constaté que, par exemple, en premier critère, y a la force physique, bien sûr, qui va compter, mais elle n’est pas tout. Et une chose qui va être déterminante, c’est le fait que les femelles soient capables ou non, selon les circonstances et les structurations de la vie en société, soient capables ou non de pouvoir compter sur l’association et l’alliance avec d’autres femelles. Ainsi par exemple que les femelles aient elles-mêmes une hiérarchie, mais qu’elles ne soient pas soumises, qu’elles ne soient pas subordonnées au mâles dans la hiérarchie. Elles ont elles-mêmes une hiérarchie qui est plutôt tributaire à la fois du rôle de la position sociale de sa propre mère, donc une Babouine sera tributaire de la position et de son âge etc.. Donc c’est assez compliqué, mais ce sont des hiérarchies relativement stables, mais qui sont très souples en même temps. Barbara Smuts dira, et on peut donc utiliser la recherche de Strum pour exemplifier ça « Si les femelles restent au sein de leur propre groupe familial, elles peuvent compter sur des alliances de leurs tantes, de leurs sœurs, de leurs mères, des ami.e.s de sa mère etc, et là en général leur position sera par rapport au reste de la relation de pouvoir nettement meilleur. »

Léane : Visiblement la sororité, donc la solidarité entre les femmes, bon là on va dire plutôt les femelles parce qu’on parle de Babouines, c’est le point fort. Encore une fois, finalement, peu importe le genre, c’est l’union et les liens sociaux qui font la force. Du coup pour la question de la domination, on conclue comment ?

Vinciane Despret : Très longtemps on a considéré que la dominance était un caractère quasiment inné, on naît dominant, donc ça pourrait être génétique ou simplement c’est une question « d’équipement biologique » en quelques sortes. Et puis on a remarqué qu’en fait non, y a pas de dominant en soi. Le dominant il existe que dans une structure tout à fait particulière, qui à un moment donné, ça peut être simplement coup de pot, si vous avez eu deux trois conflits avec un autre singe et que par hasard vous êtes pas en forme du premier conflit, et vous le perdez. Bah au deuxième conflit, vous avez la mémoire que vous avez perdu ce premier conflit, alors que vous étiez simplement pas en forme et vous avez à ce moment-là plus de chances de le perdre. Et ainsi vous avez en 3-4 conflits, qui sont déterminés par un mauvais coup de chance, ou un coup de malchance, qui vont déterminer des positions de dominance simplement parce que, la mémoire des précédents conflits, va affecter ou infecter les conflits ultérieurs.

Léane : En fait tout simplement, chez les Babouins, on ne naît pas dominant, on le devient. Et on le devient pas forcément parce que c’était écrit dans notre ADN et qu’on est le plus fort et voilà. Non, c’est bien plus subtil que ça.

Extrait : « Pourquoi vous ne le supporteriez pas ? -Disons que l’amour propre masculin sera blessé. »

Léane : C’est pour ça que, si tu veux pas être blessé, et que t’as envie de dominer, et bien il vaut mieux être un singe respectueux et altruiste.
Bon, et pour les hiérarchies, est-ce qu’il y a une hiérarchie toujours pareille dans les tribus de Babouins ou ça s’articule différent d’une tribu à l’autre ? 

Vinciane Despret : La hiérarchie, ce sera un phénomène culturel, c’est-à-dire que la hiérarchie qui parfois régit les tribus, qui s’installe dans une troupe et la troupe n’arrive pas à composer autrement dans ses relations pour diverses raisons. Et que par moment, un bel accident historique, va faire qu’une hiérarchie est beaucoup plus souple, beaucoup plus fluide, comptant beaucoup plus sur les alliances etc peut s’installer et qu’elle peut se stabiliser simplement, probablement, c’est une des hypothèses possibles, parce que les femelles ont sans doute imposer au nouveau mâle qui s’intégrait de respecter la nouvelle manière de vivre. Ce qu’elle n’avait peut-être pas les moyens de faire auparavant.

Léane : Bon alors Madame Despret, la question à un million c’est : est-ce que c’est pertinent de comparer les espèces entre elles, de comparer par exemple les singes aux êtres humains ? Est-ce qu’on a vraiment des similitudes avec certaines espèces ? Est-ce qu’il y a des comportements qu’ils ont qu’on retrouve chez nous ? Bref est-ce qu’il y a des espèces avec qui on peut faire des ponts ou finalement c’est complètement désuet, de comparer une espèce animale à l’espèce humaine puisque toutes les espèces sont différentes ? Voilà, dites-nous un petit peu tout ça.

Vinciane Despret : Ça c’est une question qui m’est impossible. Parce que les animaux c’est une mauvaise catégorie, même les oiseaux c’est une mauvaise catégorie, parce que ce sont des espèces qui ont de telles différences entre elles que vouloir faire des relations de comparaisons, mais ça dépend de quel point de vue on se situe. Pour moi, lorsqu’on me demande c’est quoi l’espèce la plus proche de l’homme je réponds « c’est le chien ». Et c’est le chien, et pour deux raisons, parce que d’abord ils ont une proximité physique évidente. J’ai une chienne qui est à un mètre derrière moi et qui surveille le moindre de mes faits et gestes, et si je m’en vais de cette pièce, qui me suivra parce qu’elle a décidé que c’est comme ça que nous devons vivre donc y a une proximité de faite. Je pense que « proche », il faut savoir ce que ça veut dire. Mais cette proximité de faite, donc ce proche a des effets aussi sur la proximité subjective qu’on peut avoir. Je veux dire par là que les chiens depuis l’époque où ils ont été domestiqués, sont devenus de plus en plus semblables à des humains. Ils savent suivre le regard comme nous, ils ont des tendances à communiquer des manières extrêmement proches des nôtres, avec des gestes, avec des signes, avec des regards, avec des sons etc. Et donc je dirais que ça c’est un premier point de vue, pourquoi ? parce que l’histoire de la domestication les a anthropomorphisés.

Léane : Par là on veut dire en fait qu’au fur et à mesure de générations, le chien a adapté son comportement pour coller à celui de son maître, et donc, a fini par lui ressembler.

Vinciane Despret : Et donc les chiens sont devenus de plus en plus anthropomorphes. Et puis on peut dire « ah non mais les chimpanzés, ils sont quand même très semblables à nous » je dis « oui oui c’est vrai les chimpanzés sont très semblables à nous », mais leur histoire est tellement différente de la nôtre, ils ont des conditions, des contraintes tellement différentes, que cette proximité, ne nous permet pas de dire grand-chose sur cette similitude entre les chimpanzés et nous. Parce que ces similitudes s’utiliseraient simplement, ou auraient pour conséquence de baisser complètement le fait que nous avons vécu dans des conditions historiques particulières. Et le « nous » en plus, qui c’est ce « nous », est-ce que c’est les blancs chercheurs qui parlent ici, ou est-ce que c’est l’ensemble de l’humanité ? Et donc ce serait du fait et à la fois le fait que nous ayons été, d’une certaine manière façonnés par une histoire longue et compliquée, par des histoires longues et compliquées, parce que je veux dire y a pas eu une histoire commune de l’humanité, y a des origines communes mais y a pas une histoire commune et ce serait aussi négliger le fait que les chimpanzés eux-mêmes ont été façonnés par des histoires longues et compliquées et qu’il y a pas que les lois de la sélection naturelle qui déterminent ce qu’ils sont devenus. Et donc la question des similitudes, même à propos de la dominance, je pense qu’on ne peut pas forcément la poser.

Léane : Oui tout à fait, en fait du moment où une espèce est créée, son histoire commence et son évolution propre également. Et donc elle va être modulée par l’environnement, donc en fait l’état naturel au sens littéral n’existe pas, puisque nous sommes seulement le fruit du changement, de l’adaptation et du modelage. Mais du coup est-ce que dans les premières recherches, on aurait pas projeté un peu la vision qu’on avait de nous-même sur les Babouins ?

Vinciane Despret : Nous avons, quand nous avons étudié la dominance chez les Babouins, c’est très clair, nous avons projeté nos propres modèles de société dans la manière dont on voyait les Babouins. Et donc si les Babouins apparaissaient tellement proches de nous c’est parce que nous avions projeté nos propres modèles sur eux.

Léane : Ce qu’on peut affirmer pour les Babouins en tout cas, c’est que consciemment ou inconsciemment on a voulu voir chez les Babouins, ce qu’on croyait connaître de chez nous. Pendant très longtemps, on avait cette vision là de la domination, et on ne la remettait pas forcément en question. Est-ce que du coup, on peut dire que pendant longtemps, les scientifiques avaient une vision biaisée de ce qu’était la nature ? Et est-ce que c’était voulu ou pas ?

Vinciane Despret : Moi je ne parle pas de biais parce que je pense qu’il n’y a pas de savoir qui ne soit un savoir situé. Le biais est d’une certaine manière l’accusation de situation alors que tout savoir est situé. Donc dire qu’un savoir a des biais c’est ne pas reconnaître le caractère radicalement, fondamentalement situé de toute forme de savoir. Et celui qui prêtant savoir d’une voix venue de nulle part, est un malhonnête, ou un inconscient. Et donc je ne parle jamais de lui, parce que le lui c’est toujours pour accuser l’autre d’avoir des biais alors que ce qu’il faut simplement faire c’est savoir reconnaître et discuter calmement : d’où parles-tu ? Est-ce que tu crois qu’il existe quelque chose qui ressemblerait à ce qu’on appelle nature ? Parce que dire aussi qu’il y a des livres pour savoir observer la nature, c’est déjà accepter une première hypothèse, que moi, je ne peux plus accepter aujourd’hui, entre mes postulats, c’est qu’il existerait quelque chose comme la nature. Je suis de façon héritière à la fois de la philosophie américaine de Na Awe ( ?), de l’anthropologue Philippe Descola, du philosophe Bruno Latour, c’est : la nature est une construction que les modernes blancs ont inventé, qui leur a permis de faire une séparation très nette entre les questions sociales et les questions résolues par les scientifiques, donc les questions de ceux qui avaient accès, un accès privilégié à cette nature, qui a permis de séparer les humains de ceux qui n’étaient pas humains etc. Et on voit que c’est une conception qui a émergé historiquement à un moment donné et qui n’est pas partagée du tout par le reste du monde.

Léane : Là vous l’aurez compris, on parle de racisme. En fait pendant très longtemps les intellectuels ont essayé de justifier le rapport de domination et d’esclavagisme qu’il y avait sur les populations noires. Ils ont fait grosso modo la même chose avec les femmes. 

Vinciane Despret : Donc il n’existe pas une nature, à la rigueur on peut dire il existe des natures, c’est-à-dire des façons de s’organiser entre humains et non humains.

Léane : En fait c’est même pas notre vision de la nature qui serait biaisée, comme je le pensais avant cet entretien, mais c’est carrément la notion même de nature qui est une notion construite par l’homme pour justifier ses actions propres et éventuellement un ordre établi. 

Extrait : « Choquer l’ordre établi pour imposer ses vues, pourfendre. »

Léane : C’était un extrait d’Ecrire, de Charles Aznavour, c’était juste histoire de mettre une touche de nostalgie puisqu’on arrive à la fin de l’entretien. Est-ce que vous avez une phrase ou un mot pour conclure cet entretien Vinciane Despret ?

Vinciane Despret : Ils vont continuer à me surprendre les animaux, on peut compter sur eux.

Léane : En résumé, l’argument selon lequel le mâle serait dominant dans la nature, et en cela expliquerait un ordre établi est complètement fallacieux. Ça, c’était pour le résumé des recherches scientifiques concernant les zoologistes. Mais qu’en disent les biologistes ? Pour cela, je vais vous lire un extrait de la tribune du Monde, écrit par nombre de chercheurs et professeurs en biologie.

« Les opposants au concept de genre prétendent souvent avancer des arguments relevant des sciences biologiques pour appuyer leurs propos. Ils construisent leur discours sur une supposée différence essentielle entre hommes et femmes, qui viendrait fonder un ordre décrit comme « naturel ». Les éléments de biologie sur lesquels ils s'appuient sont cependant, dans la plupart des cas, sortis de leur contexte et indûment généralisés.

Cette manière de présenter les résultats des sciences du vivant contemporaines est au mieux naïve, au pire malhonnête et démagogique. Nous tenons à affirmer avec la plus grande insistance que les connaissances scientifiques issues de la biologie actuelle ne nous permettent en aucun cas de dégager un quelconque « ordre naturel » en ce qui concerne les comportements hommes-femmes ou les orientations et les identités sexuelles.

Au contraire, la biologie, en particulier la biologie de l'évolution, suggère plutôt l'existence d'un « désordre naturel », résultant de l'action du hasard et de la sélection naturelle. Elle nous révèle une forte diversité des comportements, qu'ils soient ou non sexués : dans la nature, les orientations et pratiques sexuelles, les modes de reproduction et les stratégies parentales sont incroyablement variés.

Chez le crapaud accoucheur, par exemple, le mâle porte les oeufs sur son dos et s'en occupe jusqu'à éclosion, tandis que les mérous changent de sexe au cours de leur vie. Il est intéressant, et quelque peu amusant, de noter que ce ne sont jamais de tels exemples qui sont mis en avant dans les débats actuels, lorsqu'il est question d'affirmer que la « biologie » nous donnerait à voir le « modèle naturel » que devraient suivre les sociétés humaines. »

Ok, bah ça a le mérite d’être clair.

Pour conclure, j’aimerais souligner le fait que depuis la haute antiquité, les hommes ont essayé par toutes les voies intellectuelles possibles de rationnaliser, par des faits scientifiques, la condition prétendument inférieure de la femme. A ce jour, c’est sans succès. Nous sommes avant tout ,et premièrement, le fruit de notre environnement et de notre histoire, à nous d’écrire celle que l’on désire.

Merci à Vinciane Despret, d’être venue dans Mécréantes aujourd’hui. Mécréantes est un podcast indépendant, Bellaire Musique a réalisé la bande originale, merci à lui. Et surtout merci à vous, à vous toutes et à vous tous pour l’écoute. Mécréantes attend vos retours avec impatience, si vous avez apprécié cet épisode, n’hésitez pas à laisser 5 étoiles sur Apple Podcast ou sur Google. Merci à vous et à très vite.