Mécréantes

La Lolita et la mégère, Partie 1

April 25, 2022 Léane Alestra Season 2 Episode 1
Mécréantes
La Lolita et la mégère, Partie 1
Show Notes Transcript

Il y a la figure de la Lolita, celle de la jeune fille fraiche, sublime et naïve et celle de la mégère, aigrie, expérimentée mais peu valorisée. L’on divise l’une, la Lolita et l’autre, la mégère pour catégoriser la valeur des femmes selon des critères qui sont masculins. Car oui, aujourd’hui encore, c’est le regard masculin, le male gaze comme on dit, qui tente de nous dicter la valeur d’une femme. Or, face à cette division, les femmes mûres redoutent que les benjamines les supplantent et les plus jeunes craignent de leur ressembler un jour. 

Nous opposer, permet d’empêcher la transmission entre les femmes plus jeunes et leurs ainé.e.s. Or, sans transmission les jeunes sont plus facilement manipulables et en proie aux violences de genre. Pour mieux appréhender cette dichotomie, celle de la Lolita VS la mégère, et tous les enjeux intimes et politiques qui en découlent, j'ai consacré les deux prochains épisodes à cette question. Dans cet épisode vous rencontrerez Imma, qui nous partage avec un immense courage son histoire et ainsi qu'une brillante analyse.

Bonne écoute !

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Mécréantes - La Lolita et la mégère, Première partie 

Léane, fondatrice de Mécréantes (L) : A 16 ans, j’étais fière de plaire aux hommes plus vieux. J’étais même heureuse de trouver des interlocuteurs m’offrant des discussions que je n’avais pas avec les camarades de mon âge. Je ne cherchais pas forcément cette attention mais on me faisait sentir qu’elle était valorisante. C’était aussi l’âge où je découvrais la ville et le harcèlement de rue qui l’accompagnait. Un harcèlement qui n’a, d’ailleurs, jamais été aussi intense qu’à cette période. Je me croyais forte, libre et indépendante sans avoir conscience de ma propre vulnérabilité. C’était une époque où mon apparence physique semblait compter plus que tout aux yeux de la société. Ainsi la peur de vieillir me terrifiait. Et pour cause, la valeur qu’on accordait à mon apparence semblait avoir une date de péremption, semblait être un privilège éphémère dont je devais sans cesse craindre la fin. 

J’avais aussi en comparaison à celle que je suis maintenant trop peu d’estime pour mes ainé.e.s. J’avais l’inquiétude de leur ressembler plus tard et j’avais intériorisé l’idée que leurs récits de vie, leurs regards sur le monde étaient moins intéressants, moins dignes d’écoute que celui des hommes. Hier, j’étais une Lolita. Demain, je serai une mégère. 

Aujourd’hui, je n’en ai plus peur, bien au contraire. J’imagine avec tendresse les rides arrivées, les cheveux blancs recouvrir ma tête. Comment serai-je? Aurai-je la même curiosité? Le temps fera-t-il de moi une personne plus sage, plus confiante ou pas du tout? Si actuellement je n’ai plus peur de vieillir, je dois reconnaître que ce chemin d’acceptation n’a pas été simple. Comme nombre de jeunes filles, je me suis construite en opposition à la figure repoussoir qu’incarne la femme mûre, la sorcière, la harpie. 

- Extrait Gérard Dalton, La sorcière Grabouilla 

“C’est une vieille sorcière qui s’appelle Grabouilla, Graboubou, Graboubou, Graboubou, Grabouilla.” 

L: Blanche Neige, la Lolita, la nymphette. 

- Extrait Rachel Pignot, Un jour mon prince viendra 

Un jour mon prince viendra” 

L: VS la marâtre, la mégère, la démone. 

- Rires de sorcière

L: Ce sont deux figures opposées, ou plutôt qu’on oppose. On les met sans cesse en concurrence, l’une existant qu’en comparaison à l’autre. En effet, sans la figure de la Lolita, il n’existe pas de mégère et inversement. L’une perd son sens sans le miroir négatif que représente l’autre. 

- Extrait Blanche Neige (1937): 

Miroir magique : Que veux-tu voir ma reine? 

Méchante reine : Miroir magique au mur, qui a beauté parfaite et pure? 

Miroir magique : Célèbre est ta beauté majesté pourtant une jeune fille en loques, dont les haillons ne peuvent dissimuler la grâce, est hélas encore plus belle que toi.”

L: Et cette dualité est politique. Pour cause, elle ne peut fonctionner qu’au sein d’une société patriarcale. L’on divise l’une, la Lolita et l’autre, la mégère pour catégoriser la valeur des femmes selon des critères qui sont masculins. Car oui, aujourd’hui encore, c’est le regard masculin, le male gaze comme on dit, qui tente de nous dicter la valeur d’une femme. Or, face à cette division, les femmes mûres redoutent que les benjamines les supplantent et les plus jeunes craignent de leur ressembler un jour. 

Nous opposer, ça permet aussi d’empêcher la transmission entre les femmes plus jeunes et leurs ainé.e.s. Or, sans transmission les jeunes sont plus facilement manipulables et en proie aux violences de genre. Pour mieux appréhender cette dichotomie, celle de la Lolita VS la mégère, et tous les enjeux intimes et politiques qui en découlent, j'ai consacré les deux prochains épisodes à cette question. Je vous souhaite une très belle semaine et surtout une bonne écoute! Merci encore pour votre soutien! 

*Jingle début

L: Tu me laisses travailler Nanette? Allez, faut que j’enregistre moi. Fais pas trop de bruit. Allez, bisous. 

Un dimanche de février, je me rends un peu par hasard au cinéma pour découvrir le film Red Rocket. Bon le synopsis est simple et peu novateur à mon sens. Il s’agit de l’histoire de Mikey Saber, acteur porno approchant la cinquantaine et donc arrivant à la fin de sa carrière. Le protagoniste est fauché et sans domicile fixe. Il retourne, du coup, habité au Texas chez son ancienne femme et son ex-belle mère. 

- Extrait Red Rocket (2021) 

Lexi (son ex-femme): You said you would never step foot in Texas again.

(Tu as dis que tu ne mettrais plus jamais un pied au Texas) 

Mikey: I know this is unexpected. 

(Je sais, c’est imprévu.) 

Lexi: Oh nothing with you is unexpected. 

(Avec toi rien n’est imprévu.) 

L: Il va chercher à s’extraire de cette situation peu glorifiante. Pour y arriver, le héros va s’en vergogne manipuler, utiliser et exploiter tous les personnages qui l’entourent. 

- Extrait Red Rocket 

Mikey (son ex belle-mère): We decided to make a run again. 

(Nous avons décidé d’essayer à nouveau.) 

Mikey: I just need a catch for a couple days. It’s not a big deal. 

(J’ai juste besoin d’un canapé pour quelques jours. C’est pas grand chose.) 

Lexi: Mikey, go fuck yourself. 

(Mikey, va te faire foutre.) 

L: Mais, après ce visionnage, je suis sortie du cinéma accompagnée d’une colère silencieuse bien que viscérale. Pour cause, le film tourne autour d’une romance entre un homme d’âge mûr et une adolescente et c’est dépeint sans aucun recul critique. 

- Extrait Red Rocket 

Strawberry: I’m doing this to like you. Public starts to fight you. 

(Je fais ça pour te ressembler. Le public commence à se battre avec toi.) 

Mikey: What’s your name? 

(Comment tu t’appelles?) 

Strawberry: Everybody calls me Miss Strawberry. 

(Tout le monde m’appelle Miss Fraise.) 

Mikey: You’re like an extraterrestrial around here. 

(Tu es comme un extraterrestre ici.) 

Strawberry: And fuck with me. 

(Et couche avec moi.)

L: En effet, la jeune protagoniste, dont on n’accède jamais à une miette d’intériorité, n’a d’intérêt qu’à travers du potentiel futur de porn star que le héros voit en elle. En gros, comme il est en fin de carrière, il va essayer de lancer une jeune fille pour devenir porn star parce que ça lui permettrait d’être son partenaire à l’écran du film porno et donc d’avoir un retour de sa carrière. C’est donc une relation de Bygmalion qui est très très malsaine. Mais elle a été présentée par Le Blog du cinéma comme: “une histoire d’amour convaincante entre un homme mûr et sa nymphette”. (Rires) En réalité, c’est la manipulation d’une mineure vulnérable dans l’objectif de l’exploiter sexuellement, on est d’accord. 

(Rires) 

Les scènes charnels découlent de ce film, sont troublantes parce que la juvénilité de l’ado est hyper mise en évidence, notamment par ces tenues vestimentaires acidulées qui rappellent vachement l’esthétique de la Lolita. Et ces représentations, je le dis encore une fois, ne sont jamais questionnées. Après le film, j’ai tenté de remonter le fil et de voir combien de films, d’histoires j’avais vu se concentrer sur une relation asymétrique entre un homme et une très jeune femme, et franchement c’était impossible de m’en souvenir tellement il y en a. Dans la plupart de ces films, et Red Rocket ne fait pas exception, il y a toujours la figure de la jeune femme libre, fraiche et légère qui a peu d’expériences dans la vie et qui est va être conduite par un homme. Et cette figure elle est toujours contrasté par celle de la mégère, ici incarnée par la figure de son ex-femme et de son ex belle-mère qui pourtant l’hébergent gratuitement et essayent de le remettre sur le pied. 

- Extrait Red Rocket 

Lexi: Mickey, go fuck yourself. 

(Mikey, va te faire foutre.) 

Mikey: For your mom, it’s gonna be like we are still married. 

(Pour ta mère, c’est comme si on était toujours mariés.) 

Lexi: We are still married. 

(On est toujours mariés.) 

L: Mais elles sont diabolisées. Tout est fait pour justifier pourquoi il va vers cette figure de la nymphette, pourquoi il fuit cette figure de la mégère. 

- Extrait Red Rocket 

Lexi (son ex-femme): Go fuck yourself.

Strawberry: Public starts to fight you. 

(Le public va commencer à se battre avec toi) 

Mikey: What’s your name? 

(Comment tu t’appelles?) 

Strawberry: Everybody calls me Miss Strawberry. 

(Tout le monde m’appelle Miss Fraise) 

L: Ainsi je me suis demandée mais pourquoi la jeunesse féminine est à ce point vue comme quelque chose d’incroyable, une qualité, comme si c’était la plus haute qualité qu’une jeune fille pouvait avoir? Ça m'a vraiment questionné. 

Je me suis penchée sur “ce qu’en dit la science”. J’ai vu que les théories pour expliquer cette tendance, celle dans laquelle l’homme est plus vieux et la jeune fille beaucoup beaucoup plus jeune, sont notamment des théories évolutionnistes. Par exemple, pour Jean-François Amadieu, les hommes vont chercher des femmes plus jeunes car elles sont plus fertiles et capables d’engendrer des enfants en bonne santé. Sauf que non, le plus souvent les hommes qui relationnent avec des femmes beaucoup plus jeunes ne veulent justement pas d’enfants ou de responsabilité. En plus, l’esthétique qui est mis en avant dans des figures comme Lolita ce sont des filles qui sont à peine pubères donc qui ont pas des hanches très développées et des formes très clichées de la “femme fertile”. Et puis c’était vrai si nos désirs ou nos façons de relationner étaient conditionnés dans quelque chose qui vise la reproduction. Les femmes chercheraient donc aussi à se reproduire et elles auss,i elles, voudraient sortir avec des hommes plus jeunes, parce qu’eux aussi sont plus fertiles. Ça ne tient donc pas. Moi cette hypothèse, elle ne me convainc pas du tout! 

Quand on interroge les hommes, par exemple l’essayiste Laurent Jacquart, qui a 74 ans, il répond: “On tend à nous faire gober que tout le monde est aimable mais la jeune fille demeure la forme idéale de la beauté. Ainsi elle est plus convoitée.” En gros, ne faites pas les naïfs, tout le monde admire la beauté des jeunes filles, c’est normal. Oui mais alors pourquoi? Pourquoi? Il a pas tord, c’est vrai que dans notre société, les jeunes filles sont vu comme l’incarnation de la beauté. D’ailleurs l’essayiste et militante américaine Susan Sontag le disait déjà en 1972. Pour elle, en matière de séduction, il a deux modèles masculins qui coexistent: celui du jeune homme et celui de l’homme mûr. Alors que du côté féminin, du côté des femmes, il n’y a que celui des jeunes femmes qui est mis en avant. C’est vrai que quand on parle de vieillesse, on parle d’expériences, de maturité, de force de l’âge pour les hommes, c’est très valorisé. Ça sera bizarrement beaucoup moins valorisé cette maturité et cette

expérience du côté des femmes, et notamment aussi en entreprise. Mais alors j’en reviens toujours à ce questionnement mais pourquoi cette idéalisation de la jeune fille? Pourquoi nos canons de beauté se sont-ils concentrés sur cette figure particulièrement? 

Je pense qu’une partie de la réponse c’est que, dans un monde où ce sont majoritairement les hommes mûrs et blancs qui dominent la société, nombre de nos représentations culturelles sont déterminées par leurs regards, par ce qu’ils désirent, par ce qu’ils apprécient. Or, plaire à des jeunes filles, ça leur permet aussi de projeter sur eux un âge qui n’est pas le leur. Par exemple, le philosophe du corps Bernard Andrieu, auteur de Rester beau: “La relation qu’un homme entretient avec une jeune fille s’inscrit dans une espèce de mythologie du bain de jouvence” 

- Bruit d’eau 

Pour le philosophe, un homme qui sort avec une fille beaucoup plus jeune c’est comme “un processus où il se dévieillit". Ca consisterait à trouver dans le corps de la jeune femme une simple chaire fraiche, (Rires) comme une espèce de vampire qui va se repaître du sang d’une victime proche pour continuer à exister. Pour le philosophe, souvent ces hommes mettent en avant leur jeune femme comme une source de représentation de soi comme si c’était un prolongement de leur propre corps car pour les hommes, la beauté ce n’est pas juste un statut, c’est aussi un capital qu’on possède et qu’on affiche. C’est comme si s’afficher auprès d’une jeune femme réhaussait leur propre prestige social. On est vraiment en plein dans le fantasme de la femme trophée là! Vous me voyez venir avec mes gros sabots! 

Cet attrait pour la jeunesse c’est aussi une façon de ne pas voir sa propre vulnérabilité et son propre vieillissement parce que ce propre vieillissement, cette propre vulnérabilité, ne coïncident pas du tout avec l’idée de virilité qui est ventée et qui est valorisée pour les hommes. 

- Extrait: 

Je suis un mâle alphaaaa! Respecte moiiii! Je suis un dominaaaaant!

L: Quand ils vieillissent, ils n'ont pas du tout envie de devenir vulnérable donc ils vont chercher des moyens d’échapper à cette vulnérabilité pour rester d’apparence virile. Même si c’est être complètement dans le déni, parce que, gros, ta calvitie on la voit hein! (Rires) C’est donc aussi une façon de dire "Regardez, j'assure toujours! Je peux même tenir à mes côtés une fille très jeune!” A côté, il paraît plus dominant, plus protecteur, plus fort. Ça laisse aussi sous-entendre qu’ils peuvent continuer au lit à assurer la performance, si vous voyez ce que je veux dire. Y’a aussi un autre facteur, c’est que ces hommes espèrent, consciemment ou pas, que s’ils tombent malades une plus jeune puisse s’occuper d’eux, et à contrario qu’elle ait moins de chance, elle, de tomber malade. Ce que je dis, je ne l’invente pas du tout. Pour exemple, quand on regarde les statistiques, le taux de séparation des malades en couple est de 20,8% lorsque c’est la femme qui est malade et il tombe à moins de 3% quand c’est l’inverse (donc quand c’est l’homme qui est malade). Mais ce n’est pas tout, une femme jeune on peut lui apprendre la vie, la dominer intellectuellement facilement. On se souvient des propos de Claude François. 

- Extrait interview Claude François 

“Je suis obsédé par la catégorie de filles qui vient me voir. Je veux dire, même si ça peut paraître physique parce que moi on me dit “tu aimes les fruits verts, t’aimes les petites filles, dès qu’elles ont 15 à 18 ans, après 18 ans c’est des vieillardes on en parle plus”. J’aime jusqu’à 17-18 ans, après je commence à me méfier. Dieu seul sait si j’ai des aventures au-delà de 18 ans, bien sûr. Heureusement! Mais après 18 ans, je me méfie parce que les filles commencent à réfléchir, elles sont plus naturelles etc. Ça commence même quelquefois avant. Il y a une espèce d’horrible moyenne entre 18 et 30 ans. J’aime pas ces filles. Entre cet âge là, elles se sentent obligées de prendre position etc. Et elles ne deviennent plus cette espèce de rêve que représente pour moi la fille, c’est-à-dire cette espèce de chose instinctive qui pour moi, artiste, c’est exactement comme ça que je le conçois.” 

L: Alors grâce à Claude François, et beaucoup d’autres, on voit bien que l’égalité est pas du tout érotique pour les hommes. Une femme qui est leur égale, ça semble les mettre un petit peu en danger parce que le rôle du Bygmalion c’est toujours valorisant pour un homme. Parce qu’une femme plus jeune sera plus encline à les admirer, à se mettre en position de dépendance, de subordination vis-à-vis d’eux. La figure de la Lolita, c’est celle de la nymphe naïve qui va donner du plaisir à l’homme et le combler sans lui imposer une charge ou quelconque responsabilité. 

D’ailleurs dans la Grèce ou la Rome antique, les nymphes, c’étaient des créatures qui n’avaient pas le pouvoir des divinités. Alors elles étaient moins fortes que les dieux et les déesses. C’étaient des créatures bienfaisantes avec qui ont pouvait passer un bon moment, chillou billou et sans aucune conséquence. Ca c’est très important, je pense. A cette figure on oppose à la fois celle de la femme vampire fatale qui est dangereuse, parce qu’elle n’est justement pas passive et parce qu’elle connait son pouvoir de séduction. On lui oppose surtout celle, j’en reviens, de la mégère parce que pareil dans l’Antiquité la mégère, c’était une créature féminine et démoniaque qui persécutait les hommes pour lui demander des comptes, c'est-à-dire que quand un homme faisait n’importe quoi, il y avait une mégère qui allait lui demander des comptes: “ce que tu as fait c’est mal, tu dois en payer les conséquences”. Je trouve ça assez intéressant. C’est comme si la mégère était une ancienne Lolita déchue qui avait compris la supercherie qu’est le sexisme. 

- Extrait Caitlyn, J’ai compris: 

“ J’ai compris, j’ai compris 

Tout ce que maman m’a dit 

C’est la vie, c’est la vie 

C’est la vie ma petite fille 

J’ai compris” 

L: Sous cette perspective, on comprend mieux pourquoi les hommes ont intérêt à valoriser et à mettre sur un piédestal la figure de la fraîche Lolita et à pointer du doigt celle de la mégère, sorcière menaçante parce qu’elle demande aux hommes d’assumer leurs actes et les méfaits qu’ils ont commis sur elle. 

- Extrait Angèle, Balance ton quoi 

“Balance ton quoi!” 

L: Alors qu’en fait la Lolita, par rapport aux mégères, je le redis, n'entraîne pas de conséquences. On peut la modeler selon ses envies, à l’image de ses désirs. Bref, la jeune fille c’est l’objet sexuel par excellence. Bon vous me direz peut-être que là j’exagère et que je pars un petit peu long avec des mythes datant de l’Antiquité et mes analyses socio-historiques. 

C’est pourquoi dans ce premier épisode, je vais vous laisser avec l’histoire d’Imma, son analyse et son vécu parleront pour moi. Derrière les concepts, derrière les histoires qui structurent notre société, il y a des vies, des êtres de chair et d’eau littéralement broyés par tous ces mythes et ces récits. Ce témoignage a été édité de façon à ne pas contenir des propos choquants ou des détails trop intimes. Néanmoins, il aborde une relation d’emprise et peut peut-être réveiller chez vous des souvenirs douloureux soyez donc dans de bonnes conditions pour l’écouter. Et sur ce, je vous laisse avec Imma. 

* ** 

Imma (I): Je m’appelle Imma, j’ai 24 ans et je viens d’Espagne. J’avais 17 ans et il en avait 62, on avait donc 45 années de différence. On s’est rencontrés dans le cadre d’une assemblée politique d’un parti très à gauche. La première fois qu’on s’est parlés, on a parlé de Descartes, de Spinoza, c’était à la fin d’une assemblée. Il est venu me voir parce qu’on parlait de philosophie à ce moment-là avec un groupe de personnes. Il a vu que je parlais de Spinoza, que je préférais Spinoza pour telle ou telle raisons. Il m’a demandé pourquoi et on a commencé à parler. Il s’est intéressé.

Il est venu me voir en me demandant plus de détails, pour en parler plus. Et après il m’a invité à des cafés, à parler de philosophie, d’anthropologie, de littérature. C’était des sujets qui m’intéressaient beaucoup à l’époque et j’avais pas vraiment quelqu’un avec qui en parler. 

Quelque part, il me flattait, il disait que c’était assez exceptionnel que quelqu’un de mon âge parle de telle ou telle référence, de littérature, d’anthropologie, etc. que je sois également engagée en politique. Voilà, il m’a flatté. On a donc bu des cafés, ce qui était très bizarre parce que je n’étais pas du tout habituée à ça. Quand tu es ado, tu ne vas pas dans des cafés. C’était nouveau. Non seulement il m’amenait dans des cafés mais il m’emmenait aussi dans des cafés littéraires, des endroits où on récite de la poésie. C’était hebdomadaire avec des gens de la culture, c’était important pour le monde culturel de ma ville. Et il m’emmenait là-bas. Moi j’étais, effectivement, remplie de joie. 

Jamais j’ai pu parler aussi longtemps, aussi profondément et de façon si développée avec quelqu’un, notamment un adulte, de ces thèmes-là, même pas avec mes profs. Les professeurs ont beaucoup de travail à faire et ils ne sont pas là pour stimuler tout le temps leurs élèves. J’avais besoin de ça, besoin de lire plus, de parler plus, de débattre plus. Et lui il m’a apporté ça. En plus de ça, mes parents ont divorcé. Ils n’étaient pas très présents. J’avais des problèmes et j’étais un peu seule. Mes ami.e.s et camarades de lycée n'étaient pas forcément intéressé.e.s par ces thématiques là. Lui il était là et quelque chose me manquait pour m’épanouir intellectuellement. Il me stimulait énormément du point de vue intellectuel, et même d’un point de vue social dans le sens où il me présentait des gens de ce monde. C’était super intéressant de pouvoir enfin découvrir un monde différent de la vie quotidienne, des difficultés sociales ou familiales. 

Il a repéré, je pense aussi, qu’il y avait des difficultés là. Et il a su s’en servir. Il a su prendre l’avantage. Et moi d’un côté, mes grand-parents qui avaient vécu la dictature (de Franco en Espagne, 1939-1975) et l’après-guerre étaient très très pauvres. Ils vivaient dans les zones ouvrières de ma ville. Ils étaient effectivement très pauvres et ils ont dû arrêter l’école très tôt. Mon grand-père a dû arrêter l’école à 11-12 ans pour aller travailler parce qu'ils n'avaient pas à manger, et ma grand-mère est allée dans une école et on lui a dit: “non, la place des femmes c’est à la cuisine”. Littéralement, ils lui ont dit ça. Aujourd’hui c’est un meme. Autrefois, c’était la réalité. Donc voilà c’était mon milieu. Mais en même temps, aussi y’a une évolution, un ascenseur social qui a été possible. Mes parents ont pu me payer une éducation en français. 

***

I: J’ai grandi avec cette idée que la culture était une façon d’aller plus loin socialement mais aussi tout simplement c’était stimulant. C’était autre chose que ce que j’avais vécu. Dans ma famille, il n’y avait pas cet amour pour la culture, en tout cas pas comme ça. Il a répondu à ce besoin, le besoin que j’avais d’un point de vue culturel et intellectuel. Et puis d’un autre côté, il a répondu à un besoin psychologique, même familial en se substituant presque à une figure paternelle. Je pense que j’avais aussi ce besoin d’être écouté parce que je n’avais pas l’impression que les adultes m’écoutaient. Je suis passée par des périodes d’anorexie. Quand j’avais 9 ans, l’école a appelé ma mère parce que je ne mangeais pas. J’ai vécu d’autres expériences étranges avec les hommes qui m’ont rendu vulnérable. Mes parents ont eu du mal à comprendre, pareil à l’école, parce que j’étais l’élève brillante qui avait des bonnes notes. C’est comme si les profs, l’école, la famille se libéraient d’une certaine responsabilité en se disant “elle est indépendante, tout va bien, il ne se passe rien”. Alors qu’en fait il se passait des choses qu’ils ne voulaient pas voir ou qu’ils ne savaient pas comment traiter. 

*** 

L: Et quand ils t’ont vu passer du temps avec cet homme, quand même d’un certain âge, personne ne t’a posé de questions? 

I : Personne n’avait aucune inquiétude. Je me souviens juste d’une femme qui m’a dit “fait attention” par Whatsapp. Je me souviens, j’étais partie avec lui de l’assemblée et dans le chemin en marchant j’avais reçu un message Whatsapp d’elle me disant de faire attention avec cet homme parce qu’il était quand même âgé. Je ne me souviens pas exactement de ce qu’elle m’avait dit mais c’était un truc du genre “il est âgé”. Je pense pas qu’elle avait dit qu’elle avait entendu des choses sur lui. Je pense qu’ils ont vu que quelque chose n’allait pas bien. Je pense qu’ils auraient dû lui dire en fait et pas à moi, parce que moi, j’avais 17 ans, j’avais pas la maturité pour me dire qu’il pouvait se servir de moi. Je ne comprenais pas ça, ce concept alors que je l’avais déjà vécu. J’avais déjà vécu ça avec un homme. Il était majeur, il avait 22 ans, j’avais 13 ans. Je pense que ça m’a rendu plus vulnérable encore. En plus à cet âge (17 ans), tu penses que tu es mature. Je pensais que j’étais grande, adulte, que je pouvais faire ce que je veux. 

En plus, la société à ce moment-là ne me parlait pas trop de ça. En tout cas en Espagne, on ne parlait pas des relations avec des personnes âgées. En France, aujourd’hui, c’est plus le cas, j’ai l’impression, avec les effets du post-68 etc. Mais en Espagne c’est encore un peu tabou ou alors on s’en fout un peu. Mais du coup à l’époque, j’avais cet instinct d’un truc bizarre quand même. Pourquoi est-ce qu’il s’intéresse tellement à moi? Mais d’un autre côté, j’étais flattée. Il était à l’aise. Et puis c’était très progressif donc j’avais l’impression que c’était normal en fait. Surtout

que c’était quelqu’un de très âgé, ça pouvait être mon grand-père. En plus, c’est quelqu’un qui venait de la culture, domaine que j’appréciais énormément, qui faisait autorité pour moi. Quelque part je me suis dit que non pas que c'était normal dans la mesure où ça se faisait beaucoup mais qu’il n’y avait rien à dire, que ça pouvait pas me causer du mal, quelque chose de négatif. 

Il a commencé à me donner des surnoms, par exemple “Princesse d’Aquitaine”, puis ensuite, “ma Princesse d’Aquitaine”. Ça m'énervait qu’il m’appelait “Princesse d’Aquitaine” parce qu’Aliénor d’Aquitaine était une reine quand même. (Rires) Je me disais que c’était mignon qu’on m’appelle princesse, personne ne m’a appelé comme ça. Après c’était “ma Princesse”, “ma Princesse d’Aquitaine”, “mon amour”. Il m’envoyait des poèmes, des poèmes qu’il m’avait lui-même écrit. C’était très progressif comme ça. Et pourtant, moi, dès le début, j’ai eu un instinct un peu bizarre. Je lui ai envoyé un mail très long, quand il a commencé avec ces surnoms, pour essayer de rationaliser le plus possible et pour savoir que faire de ça: Qu’est-ce qu’il se passe exactement? Qu’est-ce qu’il se passe dans ta tête? Voilà ce qu’il se passe dans ma tête et je suis pas sûr que ça soit normal. Il m’avait répondu avec un pauvre email, une pauvre phrase qui disait: “Je ne sais pas quoi te dire ma Princesse d’Aquitaine.”. Alors que moi je voulais qu’il sache. Je ne comprenais pas. 

Personnellement, j’étais flattée donc j’ai continué à aller à ces cafés. Et surtout je pouvais parler de ce que je lisais, ce n’était pas que dans des livres, que des auteurs morts qui me parlaient à travers des pages. C’était vraiment quelqu’un. Ca se matérialisait, on pouvait débattre, on pouvait parler. C’était super intéressant. Il avait énormément de références, il m'apprenait beaucoup de choses aussi. C’était comme une sorte de professeur, j’étais une élève aussi. C’était une figure de laquelle je pouvais apprendre. 

J’avais l’impression qu’il voulait quelque chose de moi. Je l’avais senti à cause de quelques références littéraires qu’il faisait. Par exemple, il parlait pas mal de Lolita de Nabokov. 

L: Tiens, tiens! 

- Extrait Red Rocket 

Mikey: What’s your name? 

(Comment tu t’appelles?) 

Strawberry: Everybody calls me Strawberry. 

(Tout le monde m’appelle Fraise.)

I : Evidemment, je connaissais donc ça me mettait mal à l’aise mais il arrivait à le tourner d’une certaine façon, à en parler d’une façon littéraire. Mais la culture cache la violence. Mais c’est de la littérature, c’est de l’art, on peut parler en se détachant de ce que ça dit, ce qu’on devrait dire. Il faisait d’autres références comme Les fleurs du Mal de Baudelaire. Il avait un côté un peu artiste, il était différent. Il essayait de m’entourer d’histoires, de citations, de choses, d’expériences qui allaient me définir en fait. Il me disait aussi qu’il aimait beaucoup les bagues que j’avais sur les dents, parce que ça les renvoyait à ma jeunesse. Pareil pour l’acné que j’avais. Tout ça me donnait l’air plus jeune que ce que j’étais, pourtant j’avais 17 ans. Donc ça c’est construit progressivement. A chaque fois qu’on allait dans un café, plus ça allait, plus il me regardait d’une certaine façon et plus j’avais peur qu’il veuille cette chose, ce monde qu’il avait construit autour de moi, ce à quoi ce monde faisait référence. J’avais vraiment peur que ça doit se réaliser quelque part. J’avais vraiment l’impression qu’il me voulait un peu folle, un peu comme une enfant, un peu hyperactive. A la Lolita quoi! 

- Extrait Lolita Alizée 

Moi je m'appelle Lolita 

Lo ou bien Lola, du pareil au même 

Moi je m'appelle Lolita 

I : Un peu une enfant, désinhibée. Je me souviens d’une fois où on était dans une sorte de centre commercial et on regardait des vêtements. Je me souviens qu’il essayait d’être drôle. Je ne sais pas comment expliquer parce que c’est vraiment son attitude à ce moment-là qui m’avait fait dire “là c’est bizarre quand même”. Il essayait de me désinhiber, il essayait de me faire essayer certaines choses, de me faire essayer de rire à ce qu’il faisait. Il y avait une sorte de retour à l’enfance. Il essayait, lui, de revenir à sa jeunesse quelque part et moi aussi. Il essayait aussi de me faire revenir à une sorte de désinhibition enfantine. J’avais l’impression qu’il voulait me façonner à l’image de son désir, de son fétiche, de l’image qu’il avait et avec qui il voulait coucher. Il y a eu, effectivement, des signes d’affections, on se regardait mutuellement. C’était de plus en plus explicite. A un moment donné (jusque là on avait rien fait), on était tous les deux penchés sur la rambarde et il y a un rat blanc qui est passé sous le pont devant nous. Il a dit: “Ca c’est un signe”, et il m’a embrassé. Evidemment, j’ai été très choquée. Je ne l’imaginais absolument pas, c’était la dernière chose à laquelle je pensais. Là je me suis dit que ce qui était bizarre c’était ça en fait. 

Après ça, ça c’est un peu précipité. Un jour il m’a demandé, il faisait encore nuit (c’était souvent la nuit, souvent le soir), on était dans le centre commercial et il m’avait demandé si on pouvait coucher ensemble. Il m’a demandé si j’étais vierge

parce qu’il ne voulait pas être ma première expérience. Je ne sais pas s’il le disait vraiment ou s’il le disait en mode je suis un salaud. Je ne savais pas ce qu’il avait dans la tête mais il a dit ça. Et puis, je lui ai dit que j’avais eu des expériences avant (une expérience en fait). Du coup, on est allés dans un hôtel pas très classe. C’était un hôtel juste à côté de sex-shop, ça me mettait mal à l’aise. En plus, l’hôtel s'appelait Zeus. Je ne suis pas idiote, je connais la référence. Il était marié et on sait tous que Zeus c’est un gars qui été aussi dieu parce qu’il était très actif sexuellement. Il avait des envies monumentales, des pulsions sexuelles très importantes, ce qui était une marque de sa divinité, de sa toute-puissance. Il couchait partout, il était infidèle à Héra. Quand j’ai vu ça, ça m’a mis mal à l’aise. En plus, cet hôtel je le voyais souvent quand je passais en bus scolaire. 

On y est allés. Il y avait un gars (je m’en souviens pas trop bien parce que je ne le regardais pas dans les yeux) qui nous regardait. A un moment, je le regarde dans les yeux et je me souviens d’avoir pensé: “Pourquoi tu ne dis rien? Tu pourrais dire quelque chose. Tu pourrais dire que c’est pas bien, qu’il y a un truc bizarre.”. Et pourtant j’y suis allée de ma propre volonté, il ne m’a pas forcé en me prenant par le bras et en m’emmenant dans la chambre. En fait, encore aujourd’hui, je ne comprends toujours pas. Je sens que je n’ai pas été là pour moi-même. Je me vois à 17 ans, je vois la Imma de 17 ans et je me dis que je n’ai pas été là pour elle. 

On était là et je ne l’ai pas dit mais c’était un gars très riche,très puissant en gros c’était un aristocrate. Il avait des influences, il appartenait à un certain groupe. On monte. J’avais l’impression que tout ce monde, tout cet univers, toutes ces projections qu’il avait fait sur moi étaient en train de se réaliser. Il me demandait des choses, il me demandait de faire des choses comme des bruits particuliers. C’était trop bizarre. J'avais pas trop d'expériences, je ne savais pas si ça se faisait ou pas. Je ne comprenais pas, j’avais pas envie. J’avais honte, j’étais pas bien. Déjà de base j’avais honte, je n’étais pas bien. Il me demandait de faire des bruits d’animaux. Je ne voulais pas, je le faisais pas mais j’avais peur qu’en ne le faisant pas il pense que je sois une nonne, dans le sens c’est pas une fille désinhibée, libérée mais une coincée. J’avais peur qu’il ne veuille plus me parler. J’étais très mal à l’aise et un peu dissociée. J’essayais de me rassurer, de me réconforter à travers les caresses que je lui faisais sur la tête. Je lui caressais la calvitie, c’était trop bizarre. A ce moment-là, je ne savais pas pourquoi je faisais ça. On l’a fait une deuxième et dernière fois et j’ai refait ce geste. Je me suis rendue compte que c’était comme si je me le faisais à moi-même, comme si je me disais que ça allait aller, que je pouvais le faire, que j’étais une grande fille. 

*** 

L : Et comment s'est terminée votre relation? Comment ça c’est fini?

I : Il devait partir. Et puis après je lui ai envoyé un mail en lui demandant si on continuerait à se parler. Mais il était très occupé et petit à petit il a arrêté de me parler. 

Je pense que j’étais pas ce qu’il voulait. J’étais vraiment bloquée, je bougeais pas trop. Je me souviens de moments où j’étais mal à l’aise, je ne savais pas quoi faire avec mon corps, avec mes mains. Il a vu ça. Il s’attendait à ce que je sois une sorte d’enfant fou, désinhibé, de folle mais ce n'était pas vrai. Donc après ça je pense qu’il s’est lassé, qu’il en avait marre de me stimuler pour rien, de m’envoyer des poèmes, de m’expliquer des choses, de débattre avec moi parce que quand même j’étais une ado. Je me dis que quand on allait dans les cafés littéraires, il y avait d’autres femmes de son âge, beaucoup plus intelligentes, beaucoup plus cultivées que moi. Alors pourquoi moi? Je pense qu’il s’est lassé, que j’étais pas assez, et quelque part heureusement! (Rires) 

L'asymétrie est surtout là. Outre l’aspect légal, social, il y a aussi les conséquences psychologiques. J’en ai eu énormément de conséquences. Ca a aussi quelque part catalisé mes traumatismes et ça a eu un impact sur ma relation avec les hommes, sur le sexe en général et sur ma personne, sur comment je me vois moi-même. 

Il m’avait aussi promis des choses comme pouvoir me faire publier dans des revues parce qu’il avait une revue littéraire. Les psychologues en général me demandent si j’avais désiré la transgression. Ils ne m’ont pas demandé si au moment où c’est arrivé, au moment où on a eu la relation sexuelle, comment je me sentais, qu’est-ce que j’avais en tête. A chaque fois, ils me demandaient cette histoire de transgression comme si c’était normal. Il a vraiment cette pression de libération sur les femmes. Mais qu’est-ce ça veut dire la liberté? Qu’est-ce que ça veut dire le sexe dans un monde néo-libéral et patriarcal? Moi, je n’avais pas du tout l’impression d’être libre. A partir de ce moment-là, j’ai eu un boulet à mon pied, c’est exactement le contraire. C’est ce que j’arrive pas à comprendre. J’avais 17 ans, le cerveau n' est pas totalement développé, tu te crois mature mais tu es adolescente. Ça m'a bouleversé et j’arrive pas à comprendre à quel point aujourd’hui. Je sais juste que quand j’en parle j’ai une boule dans le coup, j’ai mal au ventre et je ne sais pas pourquoi. 

J’ai l’impression qu’il m’a utilisé. J’ai l’impression qu’il a eu “ce qu’il voulait” et qu’après j’ai été jeté à la poubelle. J'étais vulnérable. Je croyais que j’étais forte, indépendante et adulte et pas du tout en fait. C’est des années après que je me suis rendue compte de ma vulnérabilité. 

Quand je suis venue en France, j’ai vécu pas mal de viols et harcèlements. J’avais toujours cette sensation d’être forte, d’être une femme indépendante. C’était presque

un mantra. Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment. Le fait d’avoir vécu tout ça, ça m’a montré que j’étais très vulnérable, que j’arrivais pas à m’énerver, que je n’arrivais pas me défendre. Au lieu de ne pas accepter, de mettre des limites, je me montrais souriante. C’était comme s’il fallait contrôler parce que s’il s’énerve peut-être que ça va être pire. Je pense qu’il a eu ça dans ma vie mais aussi dans celles de beaucoup de femmes. On essaye de se persuader que ça va aller et qu’on va s’en sortir. Et en fait j’ai vécu ça toute ma vie en pensant que j’étais forte et que j’allais m’en sortir, que j’allais passer outre. 

Souvent, quand on est une femme, on ne comprend pas son désir. Tu n’es pas habituée à désirer et surtout à l’exprimer, même à toi-même, pas seulement autour de toi mais de te le dire, comme si on nous inhibait. Et quand on te dit, désinhibe toi alors que c’est un contexte très particulier ou on te dit certaines choses. On te prépare à dire oui. Ça veut dire:”dit moi oui”. C’est très dur de se rendre compte de ce mécanisme là parce qu’on se dit que c’est notre faute, c’est moi qui suis allée dans l’hôtel, personne ne m’a pris par le bras. J’ai cru que mon désir était dans la violence, dans le non-désir. J’ai cru pendant des années que c’était que moi j’étais un objet de désir pour l’homme. Je ne me voyais pas désirante. Je me sentais objet de désir et je ne me suis jamais sentie sujet désirant. C’est que, récemment, avec mon nouveau copain (et encore c’est difficile) que je me dis que ça c’est mon désir et que moi je désire aussi. Ce n’est pas un désir d’être violenté mais c’est un désir actif parce que j’aime cette personne, j’aime son corps ou que j’ai juste un désir sexuel. 

Je me rends compte que j’ai vécu tellement de violences. Et ton cerveau te dit que tu as pu supporter ce qui t’est arrivé alors tu peux supporter encore plus. Ça m'énerve les gens qui disent que les traumatismes te rendent plus fort. Ce n’est pas vrai. Ils te rendent plus vulnérables parce que tu enregistres certains comportements, certaines pensées sur toi-même. L’expérience veut dire quelque chose de toi. Tu enregistres qui tu es dans cette expérience. C’est ça qui m’est arrivé avec cet homme de 62 ans. J’ai enregistré qui j’étais, la personne dans laquelle je m'étais transformée. Il m’a renvoyé à une image de moi-même et je me suis dit que c’était ce que je voulais, que j’étais ça. 

L: Et si tu pouvais parler à la Imma de l’époque, qu’est-ce que t’aimerais lui dire? 

I: J’aimerais lui dire que c’est pas grave de ne pas être forte. La douleur est réelle, tu n'es pas obligée de t’en détacher, tu n’es pas obligée de faire semblant que tout va bien et que tu peux crier, gueuler, t’énerver contre qui tu veux. Vraiment. Tu peux être désespérée. Tu peux être tout ce qu’on t’as toujours dit qu’une fille ne peut pas être, soit le! Vraiment! Soit le!

Je le sentais quand même. J’étais dans la douleur mais je n’étais pas proche de cette douleur, j’étais loin. Ce n’est que plus tard qu’elle m’a éclaté au visage. Mais même aujourd’hui, j’ai du mal à comprendre. Même aujourd’hui j’ai du mal à digérer. 

Ce que j’aurai aimé, c’est qu’on éduque les hommes, plus qu’on m’en parle. Ce que j'aurai aimé, c’est qu’on éduque les hommes plus qu’on me parle à moi. Moi je veux vivre ma vie. Evidemment, j’aurai aimé être stimulé, que mes professeurs m’écoutent quand je leur pose toutes les questions infinies que j’avais. Ça fait aussi partie de la vie de chercher ses propres réponses. Ce que j’aurai aussi aimé, c’est que ma famille soit plus présente. J'aurais aimé ne pas avoir vécu certaines choses que j’ai vécues. J’aurai aimé qu’on lui dise à lui qu’il était dégoûtant. 

L : Est-ce que tu penses que cette expérience t’a aussi transformée dans ton corps, de manière physique? 

I : Oui bien sûr! Je pense qu’il a toujours eu une sorte de somatisation quand il s’agit d’un événement particulièrement grave, d’un truc qu’on a perçu comme particulièrement impactant, bouleversant. Dans mon cas,pendant longtemps j’ai eu des indigestions bizarres. Je vomissais de l’acide, tellement acide qu’il y a encore des marques sur le sol en carrelage. C’est marrant on dirait que c’est du ressentiment qui a été concocté à l’intérieur à chaque fois. J’allais à l’hôpital et les médecins me disaient juste que je vomissais et que c’était bon. Mais moi, je ne pouvais pas. C’était extrêmement douloureux, c’était très acide. Je ne pouvais pas supporter l'odeur, c'était très très dégoûtant. Et j’avais très mal au ventre. Pendant longtemps, j’ai eu ça jusqu’à ce que, bizarrement, psychologiquement je me sens un peu mieux. Sans parler de somatisation, je pense qu’on porte les stigmates de cette douleur, de cette passion qu’on doit supporter, qu’on nous oblige à porter. 

On nous dit souvent que les hommes subissent aussi le patriarcat. Les hommes subissent aussi le patriarcat parce qu’ils n’arrivent pas à s'exprimer. On a toutes ça. Il y a beaucoup de femmes qui ont vécu des choses difficiles et qui n'arrivent pas à en parler ou qu’elles ne comprennent pas qu’elles peuvent en parler. Ca fait partie de cette difficulté à s’exprimer, de cette censure patriarcale. 

Ça a été dur. Par exemple, aujourd’hui je suis au chômage. Après une relation très violente, j’ai dû arrêter de travailler. Parfois j’ai l’impression que j’aurai pu être quelqu’un d’autre, qu’on m’a volé quelque chose mais je sais pas si c’est réel. C’est compliqué d’en parler. Mais là, tout de suite, en parlant au micro, je suis bloquée. C’est comme si mon cerveau était bloqué là. J’arrive pas, j’ai du mal à dire ce que je ressentais, ce que je ressens, ce qu’il s’est passé, à m’en souvenir en essayant que ça ne perturbe pas trop. Et j’ai l’impression de ne pas être totalement fidèle. Je parle de la douleur de manière très détachée mais c’est difficile même s’il m’a pas obligée.

Parfois j’ai l’impression que c'est de ma faute ce que j’ai vécu à ce moment-là ou ce que j’ai vécu après, quelque part c’est aussi parce que je l’ai voulu. Même si je rationalise, c’est très dur. 

Je ne veux pas non plus être une victime, je ne veux pas être ça. Je veux toujours être forte en fait. Il y a toujours ça qui prend le dessus. Mais oui parfois, il faut se laisser aller à ses sentiments de rage et d'injustice. 

**** 

L: Et ainsi la Lolita se métamorphosa en mégère. 

- Extrait Tchaikovski- Lac des Cygnes 

L : Merci d’avoir écouté cet épisode. Merci à Imma pour son témoignage et la confiance qu’elle m’a accordée. Pour faire vivre le podcast Mécréantes, je t’encourage à mettre cinq étoiles sur Apple podcast. Vous pouvez également me rejoindre sur mon Patreon qui est en barre d’info. J’ai besoin de 300 abonnements mensuellement pour pouvoir continuer à produire ce média et cette émission. On y est presque donc je compte sur vous. Merci encore et à plus tard. 

*Jingle fin*